Raphaël Eymery, Pornarina, Ed. Denoël, collection Lunes d'encre, 1er juin 2017

Publié le par Maude Elyther

illustration de couverture par Aurélien Police

illustration de couverture par Aurélien Police

4ème de couverture

Depuis des décennies, Pornarina ensanglante secrètement l’Europe. Les rares à connaître son existence – les pornarinologues – l’ont surnommée la-prostituée-à-tête-de-cheval. Elle serait coupable de dizaines d’homicides.
À plus de quatre-vingt-dix ans, le Dr Blažek est un tératologue renommé. Il vit dans un château fort avec sa fille adoptive : Antonie, vingt-quatre ans. La jeune contorsionniste assiste le docteur dans sa traque obsessionnelle de Pornarina, mais s’éloigne bientôt de son père adoptif, rebutée par l'esprit communément pervers des pornarinologues.
Trouvera-t-elle son salut dans la mystérieuse figure de la-prostituée-à-tête-de-cheval ?

Incroyable voyage au cœur d'une famille Addams européenne, comédie macabre qui ressuscite la grande tradition française du théâtre de Grand-Guignol, Pornarina séduit par son audace littéraire, sa constante inventivité, et explore, sur fond de guerre des sexes, le thème de la mythification des tueurs en série.

Né en 1987, Raphaël Eymery s'intéresse à la déviance. Ses nouvelles ont paru chez Dreampress.com et la Musardine. Pornarina est son premier roman.

Avant-propos

Aujourd'hui, je vous propose une virée à travers des thématiques fascinantes… Morbides, dérangeantes, décalées pour être plus exacte. Pornarina a été publié en 2017, pour autant je ne me le suis pas procurée tout de suite, bien qu'il était présent dans ma wishlist (les achats et les PAL qui ne cessent de grandir, les lecteurs connaissent tous ce symptôme). Finalement, j'ai rencontré Raphaël Eymery lors des Imaginales 2018, l'occasion parfaite pour m'emparer de cet OVNI, ou plutôt OLNI (objet littéraire non identifié) ! Entre d'autres romans, l'écriture, puis une panne de lecture, je ne l'ai sorti que récemment de son étagère. Et quelle lecture !

Mots clefs

déviance - difformités - club - monstrueux - tueurs en série - mystification - freaks - macabre - fantasmes - tueuse - mort - tératologie - monstre fantasmé - obsession

Le Dr Franz Blažek traversait péniblement les longueurs du château fort. Depuis le départ d'Antonie, il ne gravissait plus le donjon, mais occupait un salon au rez-de-chaussée dont les fenêtres ouvraient sur un jardin intérieur ombragé par des hêtres pourpres. Une allée en pierre couverte de feuilles mortes le sillonnait. En guise de statue, Franz y avait fait mettre une authentique vierge de fer de Csejthe.

Raphaël Eymery, Pornarina, Ed. Denoël, collection Lunes d'encre, 1er juin 2017

Au commencement

Raphaël Eymery s'intéresse à la déviance, voilà certainement le maître mot pour entrer en matière dans son premier roman. Pornarina, La-Prostituée-à-tête-de-cheval part d'un fait historique : la naissance de Franz, sain et ne présentant aucune difformité alors que né d'une mère siamoise. Rosa et Josepha Blažek, connues sous leur nom de scène des Jumelles de Bohême, étaient des siamoises pygopages, et la naissance du garçon s'avère un événement rare. Mais qu'est devenu Franz ? Pour cela, Raphaël Eymery plante le décor dans un Londres lugubre, à une adresse bien connue… 221B Baker Street. Le célèbre détective possède des notes sur notre homme, mais rien sur Pornarina. Qu'à cela ne tienne, le récit va s'intéresser au Dr Franz Blažek et à sa fille adoptive, Antonie.

Rosa et Josepha Blažek, 1910, photographie de Presse, Agence Rol - Rosa et Josepha Blažek avec FranzRosa et Josepha Blažek, 1910, photographie de Presse, Agence Rol - Rosa et Josepha Blažek avec FranzRosa et Josepha Blažek, 1910, photographie de Presse, Agence Rol - Rosa et Josepha Blažek avec Franz

Rosa et Josepha Blažek, 1910, photographie de Presse, Agence Rol - Rosa et Josepha Blažek avec Franz

Sur la piste d'une mystérieuse tueuse

2006. Le Dr Franz Blažek vit dans un château fort avec Antonie. Il a fait de sa fille adoptive, fantastique contorsionniste, son monstre, l'éduquant à différents arts de combats, aux différentes façons de tuer, mais aussi à ses collections macabres (instruments de torture, taxidermie, dont cette chimère à tête de cheval qui effrayait tant Antonie à son arrivée au château)… car Franz, en plus d'être un tératologue, voue une obsession pour la tueuse en série connue sous le nom de Pornarina. Plus que cela, il appartient à l'élite d'un club, dont les membres seuls connaissent l'existence de la-prostituée-à-tête-de-cheval. Ils se sont nommés pornarinologues. Le vieillard surveille, via un correspondant secret, un certain Fell, collègue pornarinologue qui prétend avoir capturé la tueuse. Pourtant, lorsqu'il n'a plus de nouvelles, il envoie Antonie à Florence, pour qu'elle trouve par elle-même Fell et découvre ce qu'il prépare.

Alors qu'elle se lance sur sa première mission hors des remparts du château, Antonie va commencer à s'interroger : elle doit bien s'avouer qu'elle ne comprend pas la fascination des pornarinologues. En effet, ils traquent une tueuse qui émascule ses victimes. Elle sévirait à travers l'Europe depuis plusieurs décennies et, étymologiquement, ferait référence à des figures de reine (Cléopâtre) ou de créature surnaturelle (succube). À y réfléchir, Antonie considère les pornarinologues comme des pervers : ils souhaitent  traquer la mystérieuse tueuse, pour la capturer et quoi ? l'autopsier, la disséquer, jouer au taxidermiste ? Leur obsession les a conduit à mystifier Pornarina, à fantasmer sa monstruosité, son corps contre nature (une femme avec une tête de cheval) Quelle est la place d'Antonie dans tout cela ? Elle est l'unique femme. Une découverte chez Fell va déclencher son goût pour la décollation, petit à petit, elle ouvrira les yeux sur la misogynie des pornarinologues, eux qui vénèrent la-prostituée-à-tête-de-cheval comme une mère ou une déesse laveuse de pêchés.

Antonie doutait de la santé mentale de ce pornarinologue qui semblait plus du côté des criminels que des détectives. Un dernier regard à travers les couches sirupeuses de l'aquarium la fixa définitivement sur la moralité de Fell. De colère, elle éparpilla les dossiers ; mais les feuilles voletèrent avec trop de lenteur pour libérer sa haine. Elle se jeta sur la bibliothèque, la tira de toutes ses forces. Les livres tombèrent. Puis, dans une explosion de verre libératrice, le meuble éclata contre l'aquarium en le fissurant. Le demi-cadavre se décolla, ventousa, s'avachit.
Lame haineuse au clair, Antonie poursuivit l'exploration des appartements de Fell : elle eut un vertige dans la chambre des miroirs, descendit l'escalier qu'avait monté Dario et traversa le corridor venteux jusque dans la rue. La lune y blêmissait le pavé. Elle remonta au premier étage et, s'enfonçant plus avant dans ces lieux vastes et vides, suivit un boyau étroit, en pente et comme creusé dans la roche, semblable à ceux qu'empruntèrent les assassins mandatés par les Borgia à la Renaissance. À chaque pas, elle craignait la rencontre d'un cadavre, d'une demi-femme dégorgeant de formol, de Le Jaune l'entrejambe bavant de l'œuf, de Fell affublé du masque-muselière d'Hannibal Lecter, de Franz la colonne vertébrale arrachée par le poids d'une tête de cheval. Elle entendit des souffles. À l'extrémité du boyau, une grille de cachot en fer noir l'arrêta. Antonie se disloqua de manière à glisser entre les barreaux ; elle passa d'abord les jambes ; ses hanches raclèrent le fer ; elle était bloquée.

Raphaël Eymery, Pornarina, Ed. Denoël, collection Lunes d'encre, 1er juin 2017

La déviance comme norme

Si Raphaël Eymery ressuscite Sherlock Holmes, le nom du pornarinologue Fell évoque à lui-seul Hannibal Lecter, plus particulièrement dans le tome Hannibal de Thomas Harris. Comment ne pas faire de parallèles entre les macabres collections dans le château du Dr Blažek et la délectation du cannibale lors d'une exposition sur les  instruments de torture à Florence, là où Antonie retrouve Fell ? Entre l'obsession de Franz, différents rapports et notes qui semblent partiellement ou totalement fantasmés, le travail d'étude de Fell, le château gothique isolé et Carel, son majordome aux allures de monstre de Frankenstein, les jours de conférence qui réunissent les pornarinologues, la suspecte bienveillance de Bérenger Rose, devenu entomologiste suite à une perte affective et j'en passe, Antonie va décevoir son père adoptif/son maître, et suivre à sa façon la piste de Pornarina.

Sur fond de guerre des sexes, la pornarinologie est en crise : les nouveaux pornarinologues s'éloignent du sens premier de cette science, ils démystifient la-prostituée-à-tête-de-cheval et la confèrent au rang de la criminologie et non plus de la mythologie, quand d'autres lui vouent un culte salvateur. Tout ce monde s'agite comme une famille Addams, en version plus dérangeante et criminelle. Ici, nous sommes plus dans la fascination que le rire, malgré quelques scènes épiques comme la traque du pornarinologue obèse pareille à une chasse au vampire, les décorations de Noël au château. Le récit est par ailleurs ponctué d'informations sur la déviance (la décollation, la nécrophilie, l'hématophilie…) et de références littéraires (Thomas Harris avec Hannibal qui entre dans la tête des serial killers…)

Pornarina interroge sur notre fascination pour le malsain, la déviance, le difforme, les psychopathes. Les pornarinologues sont tout de même des érudits, dans des domaines divers, obsédés par la tueuse mystifiée, monstruosité insaisissable qui enflamme leurs esprits. Pour Franz, cela vient sans doute de sa frustration liée à sa normalité au sein d'une troupe de freaks, sa mère et sa tante elles-mêmes sœurs siamoises. D'ailleurs, il a voué sa vie à ses collections sur les anomalies et les malformations. Pour autant, la fascination pour la prostituée-à-tête-de-cheval s'apparente bien plus à de morbides fantasmes sexuels. Le lecteur quant à lui, trouve là une fascination quasi fantastique dans les pages de Pornarina : les freaks et autres monstres humains, et même Antonie qui s'étire fantastiquement, au point de paraître se métamorphoser en serpents, suffisent amplement à la dimension surnaturelle.

Ici, pas d'effets spéciaux et c'est bien cela qui trouble et attire le plus. Que reconnaît-on de soi dans le difforme ? Des tempéraments duels, une imposture dans notre posture sociale, … ? Les monstres (monstre venant étymologiquement de monstration) ne sont pas ici montrés : ils se montrent ; et les monstres intérieurs exultent en toute impunité. Les monstres humains s'adonnent à leurs penchants, tour à tour prédateurs et victimes. Pornarina symbolise la Mort et la Vie, mais fait également figure protectrice pour les femmes, et ce point là, Franz ne l'a jamais perçu. Antonie sera-t-elle alors à même de comprendre sa véritable nature ? Le monstre fantasmé : un effroyable idéal, une Mère, ou une Amazone solitaire ?

Aussi Franz fantasmait-il une Pornarina ogresse, aux pieds nus et pachydermiques, traçant son chemin en solitaire, le long des autoroutes et des rails la nuit, à travers les forêts et les champs le jour. Un monstre sylvain, voire chtonien, non le produit d'une mégalopole, mais l'enfant un peu faune, un peu minotaure, d'une nature primitivement exubérante ; quelque chose qui venait de la terre, pas de l'ordure, qui sortait des cavernes, pas des égouts. D'ailleurs, n'avait-elle pas une tête de cheval, et non la face d'un rat ? Elle était la Mort telle que conçue par la Nature – noire, rouge, brutale, nourrissante, au service de la Vie. Et non la mort telle que dégradée par la civilisation – lente, stérile, terminaison d'années de souffrance, ne laissant derrière elle qu'un cadavre blafard, infecté, contagieux.

Raphaël Eymery, Pornarina, Ed. Denoël, collection Lunes d'encre, 1er juin 2017

Pour conclure

J'aimerai en dire davantage sur ce roman, cependant je ne souhaite pas en dire trop : à mon sens, cette lecture est une expérience littéraire où chacun tirera ses propres réflexions.

Pornarina offre un fort potentiel atmosphérique et narratif. Des décors gothiques parsemés d'ossements, de reliques, d'instruments de torture, de vieilles photographies de freaks ; un château séculaire, de vertigineux cabinets de curiosités à taille humaine ; et toute la dimension surréelle, quasi fantastique qui s'en découle. Le récit aborde des notions qui ne peuvent laisser indifférent.e : difformité et malformation, guerre des sexes, érudits excentriques aux fantasmes douteux, mystification des serial killers avec ici UNE tueuse. Le premier roman de Raphaël Eymery, plus qu'une lecture riche en informations et en références, explore le cœur de notre fascination pour la déviance et les monstres humains.

Qu’à jamais soit adorée mais traquée, glorifiée mais crainte, la très profane, très obscure, très orgasmique, très secrète Pornarina.

Raphaël Eymery, Pornarina, Ed. Denoël, collection Lunes d'encre, 1er juin 2017

Sur les mêmes thématiques

J'ai déjà mentionné Hannibal de Thomas Harris, aussi j'ajoute d'autres lectures sur les mêmes thèmes :

* L'Anneau de Moebius de Franck Thilliez : déviances sexuelles et monstres naturels

* L'Homme Maigre de Xavier Otzi : où l'obsession d'un taxidermiste le conduit à une singulière rencontre (ma chronique)

* Le Cabinet du Docteur Black de E-B Hudspeth : traité d'anatomie reliant les mythologies à l'humain

Raphaël Eymery, Pornarina, Ed. Denoël, collection Lunes d'encre, 1er juin 2017
Raphaël Eymery, Pornarina, Ed. Denoël, collection Lunes d'encre, 1er juin 2017
Raphaël Eymery, Pornarina, Ed. Denoël, collection Lunes d'encre, 1er juin 2017
Raphaël Eymery, Pornarina, Ed. Denoël, collection Lunes d'encre, 1er juin 2017

FolioSF

Notez que Pornarina fera prochainement peau neuve : le 2 mai, le roman de Raphaël Eymery sortira chez FolioSF, de quoi vous laisser tenter je l'espère :

Raphaël Eymery, Pornarina, Ed. Denoël, collection Lunes d'encre, 1er juin 2017

Publié dans chronique personnelle

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