Even dead things feel your love, Mathieu Guibé, Ed. du Chat Noir, collection Griffe Sombre, mars 2013
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Even dead things feel your love - Éditions du chat noir
Au terme de votre vie, à combien estimez-vous le nombre de minutes au cours desquelles vous avez commis une erreur irréparable ? De celle dont les conséquences régissent d'une douloureuse tyran...
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4ème de couverture
Au terme de votre vie, à combien estimez-vous le nombre de minutes au cours desquelles vous avez commis une erreur irréparable ? De celle dont les conséquences régissent d’une douloureuse tyrannie vos agissements futurs jusqu’au trépas. Mon acte manqué ne dura pas plus d’une fraction de seconde et pourtant ma mémoire fracturée me renvoie sans cesse à cet instant précis tandis que la course du temps poursuit son inaltérable marche, m’éloignant toujours un peu plus de ce que j’ai perdu ce jour-là. Je me demande si notre dernière heure venue, les remords s’effacent, nous délestant ainsi d’un bagage bien lourd vers l’au-delà ou le néant, peu importe. Puis je me souviens alors qu’il s’agit là d’une délivrance qui m’est interdite, condamné à porter sur mes épaules ce fardeau à travers les âges, à moi qui suis immortel.
L’amour ne devrait jamais être éternel, car nul ne pourrait endurer tant de douleur.
― Le monde n'est ni beau ni laid, tout comme la vie ou la mort. C'est à vous d'y chercher et trouver ce qu'il y a à aimer.
(...) Le regard qu'elle portait sur la mort s'expliquait donc. Quelle sorte de beauté pouvait-elle y déceler ? Je n'y avais trouvé qu'une prolongation de mes souffrances d'homme : la faim, la nuit et la solitude.
Even dead things feel your love relate le récit de Josiah Scarcewillow, lord à l'ère de l'Angleterre Victorienne, qui, désabusé par les avancées technologiques de la ville, regagne la demeure familiale à la campagne. Là il y fera la rencontre qui boulversera son existence...
...car il est vampire, et était jusqu'ici convaincu d'avoir bani sa part humaine. Alors quand l'amour naît en son sein, qu'il s'efforce d'entrer dans le monde des vivants, qu'est-il de plus cruel que de se voir jeter dans la gueule des démons d'hier : l'absence, le manque et la solitude ?
Ces émotions que j'identifiais en moi... Cela ne se pouvait pas, mon cœur n'était qu'une pompe qui propulsait un sang qui n'était même pas le mien, dans mes veines flétries. Pourtant je rejouais sans cesse la scène de notre rencontre dans mon esprit. Je revoyais l'expression apaisée de ce renard, qui confronté au néant, avait trépassé sous la protection d'Abigale. Et je ne pouvais m'enlever l'idée folle que cette chose morte qui ressentait son amour… Eh bien, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'il pourrait s'agir de moi.
Abigale est dotée d'une sensibilité atypique que Josiah perçoit plus qu'il ne l'analyse au premier abord. Il découvre la jeune femme alors qu'elle apaise un renard mourant sur lequel des braconniers ont fait feu. Douceur, tendresse et lumière émanent de cette figure féminine qui ne cessera plus dès lors de hanter le narrateur.
L'esprit de Josiah va alors enclencher des rouages dont, vampire de condition, il s'était détourné. En effet, tout comme l'animal rendant son dernier souffle, il lui apparaît que lui aussi pourrait être sensible aux tendres sentiments.
Dans le but de revoir Abigale, il fait restaurer le faste d'autrefois du manoir et organise un bal. L'attirance entre les deux personnes se précise dans quelques maladresses et petits malentendus. Josiah écartera les obstacles menant à la belle, notamment son fiancé. Et il l'emmènera là d'où il était parti, elle avide et émerveillée des progrès envers lesquels lui se montre pessimiste.
C'est ce voyage qui va précipiter leur union hâtive et...la mort d'Abigale. Dans le décor de la première exposition universelle de Londres, Josiah est repéré par un chasseur de vampires ; il n'aura que le choix de révéler sa monstrueuse nature. Lorsque son aimée lui revient et qu'ils s'échangent leurs vœux, l'homme qui avait traqué le lord abroge le rituel de transformation de la jeune femme. Les démons du narrateur le retranchent dans sa part animale, et une idée folle germe : revoir Abigale. L'assistance d'une sorcière lui permettra de voir les fantômes. Seulement de celui son Amour demeure introuvable.
― Je suis ce diable à ressort. D'apparence, rigide, sobre et inoffensive, une fois la boîte ouverte, le monstre jaillit, totalement incontrôlable et tellement effrayant. On peut refermer la boîte, mais le diable demeure à l'intérieur et bien qu'il soit invisible, on sait qu'il est là et l'on redoute l'effet de sa prochaine apparition. Je suis un jouet que l'on offre pour faire une mauvaise blague, je ne suis pas de ces jouets que l'on rêve de posséder étant petite fille.
C'est à ce moment du récit que se déploie la trame : alors qu'il a perdu celle qui l'avait ramené à la vie, et que sa dernière carte s'est montrée inutile pour revoir Abigale, Josiah va dériver dans les affres du manque et de la solitude. Immortel égoïste, il a fait enfant de la nuit son fidèle majordome (qui se révèlera bien plus que cela, malgré son rôle secondaire), Rudolf, pourtant il brise le lien qui les unit pour fuir. Fuir la perte et le vide qu'a instauré la perte de son aimée.
Josiah est à la fois complexe et trouble. D'emblée il se définit en tant que prédateur, cependant qu'Abigale a animé en lui des sentiments bien humains. Ainsi il oscille entre ces deux parts. Dans la première, dont il laisse se déchaîner la soif, le vampire se persuade de devenir tant et si bien un monstre qu'il en oubliera sa bien aimée. La destruction répond à son humanité qui ne le culpabilise pas de ses actes mais le torture de l'absence de la jeune femme. A survivre ainsi, il va tout bonnement en arriver à souhaiter disparaître.
Autrefois, j'agissais par nature, mais depuis que j'avais désiré revenir vers les vivants, mon mode de vie vampirique me laissait un goût amer. Il n'était qu'un moyen de survivre et j'avais beau l'enjoliver de jeux morbides, cela ne faisait qu'écho à la vacuité de mon existence. Je repensais aux années de douleurs où j'avais souhaité abandonner, tout quitter, simplement partir en fumée et disparaître. À cette époque c'étaient la tristesse, le manque, le désespoir qui me poussaient à agir.
C'est alors qu'il la voit. Abigale. Elle neutralise des chasseurs de vampires qui ont immobilisé Josiah. Mais le fantôme disparaît. Qu'à cela ne tienne, le lord tente le suicide, s'offrant sans protection aux feux du soleil...ce qui fait son effet. Son aimée se manifeste à nouveau pour l'en empêcher. Elle lui révèle qu'elle s'est cachée à lui durant le siècle écoulé, car elle souhaitait qu'il l'oublie, qu'il retrouve goût à la vie. Ce qu'il avait pris pour un instinct de survie, alors que tout espoir l'avait quitté, était en réalité la présence du fantôme de la jeune femme qui l'avait suivi toutes ces décennies.
Ce point du roman aborde une relation atypique : celle d'un vampire et d'un fantôme.
Au-delà de la vacuité, de l'éphémérité de l'existence, Mathieu Guibé confronte l'amour de deux êtres immortels...dans la souffrance et la douleur contre lesquels ils s'acharnent, qu'ils veulent dépasser car après tout, ne sont-ils pas réunis ? Cependant, une autre forme d'absence va les tirailler, les ronger : l'impossibilité de se toucher. Leurs sentiments l'un pour l'autre les déchirent, jusqu'à les ternir.
J'étais demeuré la bête nocturne, adoratrice de la chair, et elle était devenue une brume insaisissable. À ce titre, le moindre contact nous était interdit. La moindre caresse, le plus simple baiser, l'effleurement discret... Alors que dire de l'assouvissement des pulsions plus physiques, de cette soif corporelle qui était définie à la fois par ma nature, mais également par l'amour que je lui portais. Cette frustration si intense, stupide réaction d'une passion irréalisable, ne se bornait pas à être une torture psychologique omniprésente, mais dépassait les frontières de l'esprit pour devenir un vrai mal organique.
Une dispute va éclore, suite à laquelle Abigale disparaît à nouveau. Josiah retourne à ses démons : son intarissable réflexion sur l'homme et la bête, ainsi que la mort.
(…) quel autre choix me restait-il que d'abandonner cette réalité de laquelle elle s'était entièrement gommée ?
Sa Némésis se matérialise alors...en chair. Il n'insiste pas à l'interroger concernant cette transformation, trop heureux de goûter enfin au bonheur qui n'avait eu de cesse de se profiler pour leur être immanquablement retiré. Abigale formule le souhait de retourner au manoir, ce en quoi il s'exécute. Pourtant, il s'agit bel et bien d'une histoire d'amour impossible, et ces quelques jours de bénédiction ne vont pas tarder à se flétrir.
La quatrième de couverture suggérait d'emblée ce caractère tragique. Pour autant, tout comme les protagonistes, nous voulons y croire, espérer ; nous nous retrouvons désemparés, nos propres failles se rappelant à nous. Mathieu Guibé dépeint notre condition d'être humain : ce vide que nous cherchons à combler, cette perpétuelle recherche d'amour. La solitude rend fou, cependant Josiah n'a pas su s'abîmer entièrement dans la débâcle de ses instincts animaux de vampire. La dualité qui l'habite va trouver un touchant statu quo dans les ruines du bonheur enfin trouvé.
Les dépouilles démembrées et désossées s'amoncelaient adoptant chacune des poses improbables, constituant à leur manière des œuvres d'art grotesques. Voilà ce qu'était la mort. Elle était parfois brutale et violente ou bien lente et sournoise, mais la conclusion était toujours la même. Le trépas venu, votre corps sans vie devenait un objet. L'homme moderne qui se croit au sommet n'a pourtant pas accompli grand chose. Notre planète fonctionne en cycle : les saisons, la marée, la nouvelle lune. Mais l'homme au jour de son décès cesse tout simplement et définitivement.
La dualité qui couve en Josiah met en exergue la caractère insensé de l'existence. Cette sombre litanie d'amour se prête à merveille au récit sirupeux de ce vampire décadent qui se consume d'un amour impossible.
Even dead things feel your love renoue avec le vampirisme classique. Ici Josiah est prisonnier du concept de la figure du vampire : il pense ne pas pouvoir ressentir d'émotions. Or le vampire se révèle un être humain aux perceptions exacerbées (ici les déchirements amoureux). La bête et l'homme ne font qu'un.
Cette sombre tragédie romantique reflète le caractère éphémère de nos rencontres, notre désir de passion, nos rêves ou fantasmes d'absolu... L'absence et la solitude font des ravages, distillent un sournois manque, et alors surgit l'angoisse face à un quotidien insensé. La passion apparaît définitivement comme une clef vitale. Le contact, aimer, partager : un panel qui sonne, à l'ère des technologies virtuelles, terriblement d'actualité.
― J'expérimentais un rêve. Un rêve où même si je n'étais plus en vie, j'étais libre de vous aimer, car même les choses mortes comme moi ressentent votre amour.
La fin de ma lecture correspond à mon visionnage de la dernière saison de Penny Dreadful dans laquelle est également abordée la condition d'immortalité. Ici plusieurs pistes : ne pas éprouver d'émotions, se couper de la passion, puisque tout est éphémère, ou bien tout comme dans Even dead things feel your love, cette existence n'a de sens que si elle est partagée.
Famille, amis, compagnon/compagne...ce sont les interactions qui nous enrichissent, qui nous exhortent à une forme de sérénité, à une douce satisfaction. La solitude nous confronte au vide ; et même si elles sont tout aussi capables de nous faire souffrir que de nous ravir, nos émotions nous font nous sentir vivants.