Claire Krust, L'Envolée des Enges, tome 1, Éditions AcuSF, collection Bad Wolf, août 2018
4ème de couverture
Depuis des décennies, les Enges vivent en paix en haut de leur pilier, en totale communion avec le vent, exilés du reste du monde dont ils n’ont que faire. L’Envolée est proche, ce rite qui leur permet d’acquérir leurs ailes d’or et de s’élancer vers les cieux. Mais le coeur de Céléno n’est pas à la fête. Rejetée par ses pairs, privée de ce droit, elle est sur le point d’assister au départ de l’homme qu’elle aime en secret. C’est alors que l’impensable se produit. Les hommes, ces êtres qu’ils ne connaissent que dans les légendes, surgissent et mettent leur pilier à feu et à sang.
Précipitée sur la terre ferme, parachutée dans un monde qu’elle ne comprend pas et qui veut sa mort, Céléno est sauvée in extremis par Sujin l’Être de l’eau. Ensemble, ils vont remonter les traces des derniers Enges captifs et tenter de les libérer. Mais que peuvent deux parias contre la folie des hommes ?
Après Les Neiges de l’éternel, un premier roman remarqué qui nous plongeait dans le froid rude d’un Japon fantasmé, Claire Krust nous propulse cette fois dans une grande fresque de fantasy humaniste qui interroge sur les questions de tolérance, d’altérité et de pardon. L’Envolée des Enges est la première partie d’un diptyque dont le second volet, Les Secrets d’Éole, paraîtra en 2019.
Avant-propos
Je commence en remerciant Jérôme et les Éditions ActuSF pour leur confiance et l'envoi de ce service presse. L'Envolée des Enges est paru en 2018, mais la maison d'édition propose chaque mois un ancien titre, l'occasion de découvrir ce roman de Claire Krust qui me faisait de l'œil depuis un moment !
L'Envolée des Enges, premier tome d'un diptyque (le dernier opus, Les Secrets d'Éole étant sorti en avril dernier) propose une riche œuvre de fantasy humaniste en posant comme noyau les thèmes de la tolérance, du rejet et du pardon entre différents peuples (les Enges, les Elbes, les Êtres de l'eau et les humains), le tout autour d'un mythe, le mythe d'Hélias.
Mots clefs
fantasy - fantasy humaniste - Enges - tolérance - pardon - humanité - créatures surnaturelles - créatures fantastiques - haine - vengeance - monde médiéval - racisme - science - technologie - diptyque - renouveau - nouvelle ère - mythologie
L'ombre rassembla les particules qui formaient son corps, en abandonna quelques-unes à l'élément et les remplaça par celles du ruisseau. C'était ainsi, avec les êtres comme elle, comme l'eau, immatérielle et inégale. Elle joua avec le courant et se laissa glisser vers la berge la plus proche. La surface remua, agitée de légères vaguelettes, et une première main creva la rivière. Rapidement, ce fut un corps physiquement humain, entièrement nu, qui émergea et se dressa de toute sa hauteur. Ses iris se teintaient d'un bleu limpide et sa chevelure blanche, étrangement sèche, tombait sur ses épaules. Une frange un peu trop longue lui picotait les yeux.
Sujin battit des paupières, aveuglé par cette brusque exposition à l'air, et posa précautionneusement les pieds sur le sol. Son épiderme était fragile et, désormais, il ne pouvait plus fusionner avec les particules de l'eau. La moindre branche, la moindre racine pouvait tracer une blessure sanglante sur sa peau de marbre.
Il inspira pleinement, goûtant la saveur de l'oxygène et déployant l'intégralité de ses sens. (…)
Univers & contexte
Si Claire Krust s'est fait connaître par sa première parution, Les Neiges de l'éternel (chez ActuSF, 2015), elle nous propose ici un tout autre univers. Elle a quitté le Japon pour se plonger dans un monde plutôt médiéval, empreint de haine et d'intolérance. Si L'Envolée des Enges démarre auprès des Enges, l'auteure pose peu à peu les bases d'un monde restreint suite à un cataclysme, aussi la péninsule n'offre plus de possibilité terrestre ni maritime pour aller plus loin. Ici, plusieurs peuples se distinguent : les enfants d'Hélias, soient les Enges, les Êtres de l'eau et les Elbes, puis les Hommes. L'auteure s'appuie sur le mythe d'Hélias pour relater l'apparition de ces différentes "races".
Dans ce monde, ces peuples coexistent généralement éloignés les uns des autres, même si des métissages sont évoqués. Contrairement aux autres enfants d'Hélias (les Elbes et les Êtres de l'eau), les Enges vivent réellement à l'écart, en hauteur sur leur Pilier. C'est là que commence le récit. Les Enges sont en effervescence : l'Envolée approche, ce rite de passage qui permettra à une nouvelle génération de rejoindre les Aînés dans l'immatériel. Nous suivons d'abord Éole et Borée, couple se préparant à l'Envolée. Une facette colorée introduit ce peuple qui se contente de peu. Sous leur insouciance, leurs mœurs et leur éducation, leur arrogance transparaît. Que ce soit vis-à-vis de ce qui se déroule sous eux, ou encore d'une discrimination envers quelques rares individus de leur groupe, le Lâche et Céléno, parias mis à l'écart. Trop imbus d'eux-mêmes, trop fiers, jamais ils ne regardent en bas. Bien mal leur en a pris, car les hommes, à force d'années et de machineries, arrivent jusqu'à eux et saccagent l'Envolée. Morts ou faits prisonniers, les Enges perdent de leur superbe. Seule Céléno s'est enfuit, en s'imprégnant des ailes d'Éole, qu'elle aime en secret, chutant du Pilier. Une aide inespérée arrive à elle : Sujin, un Être de l'eau. Grâce à son assistance, la voilà lancée à travers ce territoire inconnu qui souhaite l'extermination des Enges. Bien que la rancœur l'habite vis-à-vis de sa place précédente parmi les siens, la vengeance l'anime. Elle ne comprend pas la haine des hommes.
L'Envolée des Enges présente un univers sombre, régi par l'intolérance, le sentiment d'injustice qui conduit à la haine. Pour autant, il serait prématuré de relier toute cette violence aux Hommes. Car à partir de là, Claire Krust use de la narration (à la troisième personne du singulier) pour relater les faits selon plusieurs individus, appartenant à différents peuples. Ainsi elle déploie des personnages ambivalents pour certains, mais surtout nuancés, pas de manichéisme : du bon ET du mauvais chez tout le monde ! Dans cet univers médiéval, les Hommes ne sont pas sujets à des superstitions primaires en ce qui concerne leur rejet des enfants d'Hélias, ils sont motivés par des desseins plus grands : reconquérir les chemins impraticables depuis le cataclysme. Et pour cela, le Raniarque a élaboré un plan : voler. Les Enges étaient presque considérés comme des déités, il fallait renverser cette hiérarchie pour que les humains s'émancipent et puissent sortir de cet isolement contraint. Pour autant, les Enges, égocentriques, n'auraient sans doute même pas remarquer les inventions étudiées dans le secret, un moyen de transport révolutionnaire et économique.
Dans ce contexte, pourquoi ni les Elbes ni les Êtres de l'eau n'ont prévenu/aidé les Enges face au génocide qui les guettait depuis plusieurs années ? La promesse qu'ils n'auraient rien à craindre de semblable est-elle fiable - les métisses, demi-Elbe, demi-Être de l'eau, sont pourtant mal vus dans la plupart des villes… - ? Toujours est-il que Sujin va accompagner Céléno sur le chemin de sa vengeance, la guidant dans les coutumes et les mœurs des hommes, lui apprenant à survivre dans ce monde étranger, de prime abord inhospitalier pour elle.
Céléno les observa partir sans le moindre remords. Alors qu'elle les rejetait, elle s'était un instant demandé si elle faisait le bon choix. Ils étaient des Enges et, bien qu'elle n'aimait pas Notos, l'aide qu'il lui avait offerte était sincère. Elle aurait pu, grâce aux hommes et leur folie, obtenir ce qu'elle avait toujours voulu : l'intégrité. Pourtant, maintenant qu'elle était seule, elle se sentit beaucoup mieux. Peut-être était-ce simplement une forme d'égocentrisme : elle rechignait à donner aux siens ce qu'ils lui avaient refusé toutes ces années durant.
Deux parties
Si je vous ai présenté l'intrigue en mentionnant Céléno et Sujin, ce duo racé, le roman se découpe en deux parties distinctes. La première partant du génocide des Enges par les Hommes, avec la recherche de réponses et de vengeance de Céléno, accompagnée par Sujin, avec son lot d'horreurs à la clef (tortures à but scientifique, extermination…). Quant à la seconde part du roman, elle se déroule dix ans après, entamant un deuxième arc de narration avec des protagonistes différents. Notamment Arhan, aux incroyables yeux multicolores pareils à des vitraux, un servant travaillant chez un maître artificier (semblable à un apothicaire : créateur de pommades, somnifères etc). Bien sûr, son chemin croisera celui de Céléno, puis de Sujin ; parce qu'Arhan perçoit les auras des gens (reconnaissant d'emblée la nature de Céléno, pourtant invisible aux yeux des Hommes), mais aussi parce que le jeune homme, pour racheter sa liberté à son maître, trafique illégalement, et cela concerne les enfants d'Hélias…
En plus de présenter de nouveaux personnages et d'autres facettes de cet univers, cette seconde partie instaure une caractéristique économique. En effet, l'économie est en plein essor grâce aux carrosses-volants qui permettent dorénavant de relier la péninsule aux Fens, d'importer et d'exporter marchandises et savoir faire. D'ailleurs, certains s'expatrient, d'un côté comme de l'autre. Intrigues, politique et économie sont au cœur de cette part du roman, l'on pressent même des complots. Des erreurs du passé motivent le Raniarque dans son entreprise : il bâtit la prospérité de Rania depuis qu'il est au pouvoir. La péninsule a été contrainte à l'autarcie suite au cataclysme alors que les Hommes aspirent à la puissance et la richesse, à plus de place. Cette deuxième moitié du roman propose la naissance d'une nouvelle ère via les avancées scientifiques. Dans ce monde où l'électricité n'existe pas, le métal rouge représente une ressource technologique (il est le moteur des carrosses-volants, il est aussi utilisé pour réaliser des armes). Ce matériau possède également une caractéristique énergique telle qu'il constitue une faiblesse pour les enfants d'Hélias…
Ces mêmes routes étaient pour la plupart très empruntées car la péninsule était une petite contrée, exiguë et étroite toute en longueur. Voyager au-delà de ses frontières était impossible depuis que le cataclysme avait causé l'apparition des tourbillons, transformant les mers en pièges mortels, tandis qu'au sud la chaîne de montagnes était trop haute, trop froide et trop vaste pour qu'on puisse la traverser. Tous les humains qui éprouvaient le besoin de quitter régulièrement la ville pour voir du pays ou faire du commerce se croisaient donc. Le duo n'aurait aucun mal à eux et nul milicien ne pourrait les retrouver parmi la foule, sans compter que les soldats ne connaissaient pas leurs visages et ne cherchaient pas un Être de l'eau.
Des thèmes sombres
Vous l'aurez compris, L'Envolée des Enges, aussi anti-manichéen soit-il (les motivations des personnages sont toutes légitimes malgré les façons de faire), présente une réalité bien sombre. Cet univers violent s'apparente pourtant au nôtre, notamment par le biais de ses thématiques, parfois difficiles : la notion de tolérance, le rejet, la haine allant de la discrimination à une forme de ségrégation, le racisme, la torture au nom de la science, l'avortement, le génocide en guise de renouveau, l'esclavagisme, mais aussi le brutal passage à l'âge adulte (pour Céléno), une réflexion sur la vengeance (jusqu'où peut-on aller ?)… Ici, Claire Krust interroge également sur notre place dans la société, dans le monde ; sur comment trouver notre place dans un monde qui ne nous ressemble pas, qui nous rejette ?
Cette lecture peut se révéler effrayante dans le sens où elle parle en filigrane de notre monde, avec les horreurs déjà perpétrées au nom du progrès, de la suprématie… Mais aussi dans le sens où il aborde des sujets qui sont malheureusement toujours d'actualité. Avec ce premier tome, nous voyons que les erreurs du passé trouvent des retombées effroyables, ce qui touche à la fois à notre présent et à notre futur.
Pour autant, malgré ces noirceurs, un peu de lumière frétille (la relation de Céléno et Sujin, dans la première partie ; l'accointance entre Arhan et Ygil ; ou encore un espoir à la tolérance avec Hélias, le petit-fils du Raniarque, et Med, l'enfant-monstre). Bon, je ne vais pas vous mentir : c'est plus sombre que lumineux. D'ailleurs, même les touches plus douces se ternissent où sombrent dans les ténèbres… En cela le cliffhanger final, littéralement un cri, évoque à lui-seul un cataclysme. Dans tout ça, une part de mystère demeure : l'origine du cataclysme qui a isolé la péninsule. Souvent mentionné, attribué aux Enges, il n'en demeure que se secret [et là je me réfère à la dernière leçon d'Éole à ses élèves, ainsi qu'au titre du dernier opus, Les Secrets d'Éole] sera prochainement révélé et va encore modifier la balance. De plus, qu'est-il arrivé à Céléno et Sujin, devenus des personnages secondaires dans cette deuxième partie ? Nous les avons quittés pour les retrouver dix ans après, plus ambigus que jamais. Si les enfants d'Hélias nous sont présentés, l'auteure fait également référence à des créatures mythiques : une piste qui sera approfondie dans le tome suivant/final ?
Si tu portes mes ailes, alors tu détiens mon cœur et mon âme. Prends-en soin, mais n'oublie pas, je viendrai les récupérer.
(ancien conte enge)
Pour conclure
L'Envolée des Enges nous présente un univers bien sombre, non manichéen, à l'aube d'une nouvelle ère.
La mythologie introduit les enfants d'Hélias en tant que créatures fantastiques, quasi divines, toutes étant rattachées à un élément. Les Enges au vent (à l'âge adulte, ils acquièrent leurs ailes et l'immatérialité. Ils communiquent au vent - qu'ils pensent doté d'une consciente ou au moins d'une volonté -, ou entre eux via les courants d'air). Les Êtres de l'eau à l'eau (ils se fondent dans l'eau tout comme ils sont capables de prendre forme humaine et vivre à l'air libre. Ils possèdent également un don psychique : la psyché, qui agit sur les esprits d'autrui). Les Elbes à la terre (pas comme des elfes verts, les Elbes peuvent par exemples créer des ombres, provoquer des remous terrestres). Dans ce panorama, les Hommes se sentent laissés pour compte et induisent aux Enges l'origine du cataclysme qui les a coupé du reste du monde.
Par souci de s'émanciper et de prospérer, les Hommes, par l'entreprise du Raniarque, démarre une nouvelle ère, grâce à la science et à l'usage du métal rouge. Ainsi ils reconquièrent doucement les échanges commerciaux. Mais ce qui fait profit à l'économie risque bien d'avoir amener sur son territoire de nouveaux complots politiques…
De la vengeance au pardon, du rejet à la tolérance, de la haine à la discrimination, de la violence à la torture et au génocide, de l'expansion économique aux intrigues et complots, Claire Krust dresse un monde violent qui n'a pas peur de se référer à des thématiques d'hier et/ou d'aujourd'hui de notre monde (avortement, esclavagisme, génocide, intolérance…). Ce premier tome d'un diptyque de fantasy humaniste se montre réflexif sur notre place dans le monde, dans la société, malgré et avec nos différences.
Si dans ce nouvel univers Claire Krust s'est éloignée du Japon, il demeure des traces de son amour pour l'Orient : Sujin possède une facette japonisante (l'eau, ses cheveux blancs), puis les Fens montrent des caractéristiques physiques orientales (yeux bridés, art au combat).
Le cliffhanger final annonce une suite et fin d'autant plus bouleversante et sombre, n'en déplaisent aux petites touches plus lumineuses qui laissent entrapercevoir de minces espoirs.
découvrez les travaux de l'illustratrice de la couverture, Yana Moskaluk !
Suite et fin
Si vous n'avez pas encore lu L'Envolée des Enges, en train de le faire ou alors de le découvrir prochainement, soyez réjouis de savoir que le second et tome final, Les Secrets d'Éole, est sorti !
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Le Raniarque, qui avait ordonné le génocide des Enges, est mort. C'est à son petit-fils Hélias, né de l'union d'un humain et d'une Elbe, que revient la charge. Céléno, Sujin et les leurs y v...
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