Romain Lucazeau, La Nuit du Faune, Éditions Albin Michel Imaginaire, 1er septembre 2021
4ème de couverture
Au sommet d’une montagne vit une petite fille nommée Astrée, avec pour seule compagnie de vieilles machines silencieuses. Un après-midi, elle est dérangée par l’apparition inopinée d’un faune en quête de gloire et de savoir.
Le faune veut appréhender le destin qui attend sa race primitive. Astrée, pour sa part, est consumée d’un ennui mortel, face à un cosmos que sa science a privé de toute profondeur et de toute poésie. Et sous son apparence d’enfant, se cache une très ancienne créature, dernière représentante d’un peuple disparu, aux pouvoirs considérables.
À la nuit tombée, tous deux entreprennent un voyage intersidéral, du Système solaire jusqu’au centre de la Voie lactée, et plus loin encore, à la rencontre de civilisations et de formes de vies inimaginables.
Romain Lucazeau, ancien élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, agrégé de philosophie, a enseigné à l’université Paris-IV Sorbonne et à Sciences-Po Paris avant de devenir expert en politiques publiques, puis dirigeant d’une filiale de la Caisse des Dépôts. Son colossal premier roman Latium (Denoël 2016) a reçu le prix Futuriales et le Grand Prix de l’imaginaire et fait l’objet de plusieurs traductions à l’étranger.
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La Nuit du faune - Albin Michel Imaginaire
Au sommet d'une montagne vit une petite fille nommée Astrée, avec pour seule compagnie de vieilles machines silencieuses. Un après-midi, elle est dérangée par l'apparition inopinée d'un faune...
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Avant-propos
Certains romans vous attirent par l'univers et les mystères que distille leur titre, évocateur d'imaginaire et d'images, et/ou par leur couverture, grouillante fantasmagorie. Aussi, sans encore connaître son auteur.ice et sans non plus avoir lu la 4ème de couverture, l'on sait que l'on va l'adorer. Ce sont comme des racines qui s'agitent, ivres de lectures et de découvertes.
Ainsi en a-t-il été pour moi face à La Nuit du Faune. Entre temps, je m'étais tout de même penchée sur la 4ème de couverture, bien qu'en diagonale, presque entre les lignes, ce qui a renforcé, si cela était encore possible, mon envie de le lire. De plus, je me rendais à Nantes, avec un passage obligé aux Utopiales où l'auteur serait en dédicace.
À l'instar de L'Enfant de Poussière de Patrick K. Dewdney, avec La Nuit du Faune, je savais que j'allais lire là un fabuleux roman qui allait me marquer pour longtemps. Et mon intuition, encore une fois, ne s'est pas trompée. Mais trêve de blabla, je vous livre dès à présent mon retour détaillé à propos du Faune ! Comme d'habitude, je vous conseille de vous munir d'un thé ou de votre boisson chaude préférée pour poursuivre cet article. Pour la version "courte", retrouvez ma conclusion, tout en bas en gras ;)
Mots clefs
Odyssée – SF – OLNI – Faune – déités – cosmos – planètes – galaxies – impermanence – civilisations – guerres – temps – passé – avenir – évolution – vie – transformation – conte – voyages – destruction – philosophie – sagesse – naissance – origines – intelligence – robotisation – survie – onirisme – contemplation – imaginaire collectif – connaissance – savoir – quête
La rencontre
Imaginez un sommet montagneux, un univers préservé, à l'abri des guerres et des cataclysmes naturels ; une bulle protégée du passage et ravages du temps. Ici vit Astrée, une petite fille que les légendes murmurent sorcière, déesse. Alors qu'elle a décidé de ne plus s'intéresser au monde extérieur, un Faune va atteindre son domaine. Ce visiteur, Polémas, est venu à elle après maints périls, pour lui témoigner une étrange requête : le savoir.
Elle est la dernière représentante d'une espèce depuis longtemps éteinte, et lui un membre d'un nouveau et jeune peuple. Elle, déité qui a la connaissance, et lui l'animal intelligible encore primitif. Tout les oppose. Pourtant, Polémas ne recule pas face aux sacrifices, porté qu'il est par son ardente pugnacité. Et face à lui, à cette force juvénile, Astrée décide de lui offrir ce qu'il cherche, se rendant compte que le grain de sable qu'il représente dans les rouages parfaitement programmés de son univers a réveillé l'une de ses facettes.
Car si la petite fille cache représente une ancienne créature d'une espèce ayant conçu de prodigieuses machineries, telle celle dormant sous sa montagne et qui maintient, entre autre, la bulle de son univers, elle s'ennuie. Ses journées sont gouvernées par une routine infantile.
La fillette va donc proposer un voyage au Faune.
(...) toute cette folie enfiévrée exigeait une invention dont il n'avait jamais rien connu d'approchant, pas même chez les plus malsains des chamanes, les plus sombres ermites dont le corps pourrissait au fond des forêts, et qui craignaient le jour comme la lueur du feu. Au-delà d'un certain point, l'étrange ne pouvait provenir que du réel.
Voyage onirique
Après le goûter dans la maison de poupée d'Astrée, dans laquelle Polémas se trouve à l'étroit, la nuit tombe. Décontenancé et un peu découragé par la réponse de la fillette face à sa requête, le Faune part dormir dans le jardin. Lui qui rêve de gloire, il pense que la connaissance profitera à son peuple dont l'évolution balbutie. Pourtant, Astrée l'a mis en garde contre le danger du savoir, pour elle en effet, la connaissance est insupportable, elle aspire l'énergie et le désir, soit tout ce qui constitue la volonté du Faune venu la débusquer dans sa montagne.
Cette nuit-là, Polémas s'éveille... enfin une copie de lui se réveille, son corps toujours étendu dans les bras de Morphée – sorcellerie ? Voilà Astrée qui sort de sa maison et le guide à travers les entrelacs nocturnes de la nature jusqu'à une étrange étendue d'eau. Là elle lui révèle qu'elle est décidée à l'aider. Là elle formule pour cela la nécessité de voyager. Là enfin elle lui livre une première plongée vertigineuse dans le temps. Vie, destruction, recommencement : la fillette prononce d'emblée la notion d'impermanence, l'éternelle transformation, métamorphose, plutôt qu'une quelconque pérennité.
Astrée propose à Polémas de voyager à travers le temps et les galaxies, où il trouvera la réponse à ses questions, mais c'est surtout le découragement qui le guète. Le Faune accepte et se dresse d'emblée contre le pessimisme de la petite fille, dont l'univers se trouve désenchanté suite aux technologies, à la magie, que les siens ont développées. Pour entreprendre le voyage, aucun vaisseau spatial : Astrée et Polémas bondiront à travers les galaxies et les planètes sous une copie d'eux-mêmes que le Faune expérimente tout juste. Ce qui donne un air de fantômes et de contes cosmiques, vous ne trouvez pas ?
Un déplacement ne constituait pas une expérience : un clignement d'yeux, et ils se retrouvaient en un nouvel endroit, sans solution de continuité, sans sentiment de mouvement, mais avec au fond de leur âme la très nette impression d'être morts, arrachés à eux-mêmes, distendus et déconstruits, pièce par pièce, puis, pour un bref laps de temps, ressuscités, mais très subtilement faussés par rapport à leur moi d'origine, et toujours dans cette nature séraphique qui faisait d'eux des ectoplasmes, des fantômes errant dans la nuit, des ombres entrevues, à peine un crépitement, aussi bref qu'inutile, dans l'infini glacé entre les mondes.
Épopée et poésie cosmique
D'ailleurs, plus juste que le terme "voyage", Astrée et Polémas s'engagent pour une véritable odyssée. Sous une forme quasi astrale, l'aînée entraine le "jeune" Faune à travers le cosmos. La fillette se montre froide et sa vision désenchantée a tendance à mettre au pied du mur Polémas, qui se heurte de plein fouet à l'horreur et au désespoir. Toutefois, leur périple se trouve nuancé : alors que la froideur, la robotisation, les échecs de l'évolution ou encore les guerres sont de mise, tout une poésie cosmique, une beauté vertigineuse, imprègne le récit, où la nature prend une apparence surnaturelle et divine aux yeux du Faune néophyte.
Face aux merveilles de l'univers, la magie s'incarne à différentes échelles : conscience inimaginable et de ce fait déité, ou encore science pointue capable de prodiges. Astrée et Polémas vont rencontrer d'autres personnages, dont un "ennemi" d'Astrée qui paraît sortir d'un texte de H. P. Lovecraft, ou encore des entités immenses, pacifiques et éternelles, deux groupes se vouant une guerre infinie, une créature inquiétante et déprimante... Ces différentes rencontres ajoutent de nombreuses thématiques au roman : transformation, survie, esclavage, cycle, croyance, évolution et bien d'autres.
(...) il en vint à penser que, de tout ce qu'il avait appris durant cette odyssée, seule comptait l'expérience d'une proximité véritable, fleurie sur le terreau peu propice de rencontres fortuites. Le cosmos pouvait se réduire à une série infinie de catastrophes, si, dans les creux entre celles-ci, l'on éprouvait parfois cela, alors le reste en devenait acceptable.
Cette étrange traversée de la Galaxie trouvait alors une justification, non pas à l'extérieur d'elle-même, par ce qu'elle enseignait ou par le but atteint, mais dans le seul fait d'avoir été accompli par une fillette rencontrée au sommet d'une montagne magique et un robot matamore en quête de sensations fortes.
De l'odyssée au conte
Comme Astrée pour Polémas, Romain Lucazeau nous emmène aux confins de la galaxie, pour une odyssée contemplative et réflexive, vertigineuse, emplie de merveilles et d'effrois, mêlant désespoir et fatalité à philosophie et rebond d'espérance. De quoi m'hypnotiser, chapitre après chapitre, avec la furieuse envie de me replonger dans les pages une fois ma lecture achevée ! L'auteur touche ici à un imaginaire collectif, déployant des ramifications vers des mythologies (d'ailleurs, un prénom comme Astrée renvoie à la Grèce Antique) et cosmogonie, reliant à l'archaïsme de l'animal humain (croyance, angoisse, peur du vide, de ce qui remue dans les profondeurs...).
Alors qu'aujourd'hui nous sommes face à une nouvelle extinction de masse, sans retour en arrière possible, une recrudescence de bond en avant se fait sentir, avec la conquête de l'espace qui devient possible. La Nuit du Faune se hisse entre ces grandiloquentes aspirations. Si la nature humaine n'est pas faite pour l'espace, adaptation et transformation apparaissent bien comme une impermanence. Utopique ou pessimiste, à vous de choisir.
Les étoiles, rares dans la bordure extérieure, se faisaient ici denses, et se pressaient côte à côte plus qu'elles ne parsemaient le ciel. Ils approchaient le bulbe de la Voie Lactée, sa dense pépinière, regroupant au fait, autour d'un trou noir central, l'écrasante majorité de la matière ordinaire, de l'énergie et de la vie de la Galaxie. Une telle perspective ne manquait pas de fasciner (...).
Raconter la science fiction
Si Polémas a tout d'un personnage candide, ce qui complète sa facette de guerrier primitif, la narration ne se fait pas à son détriment. En effet, partant d'un concept de science-fiction, le récit ne va pas pour autant dans la hard SF : les propos sont accessibles et définis, ne faisant pas l'impasse de se répéter à quelques occasions pour ne pas égarer le lecteur/la lectrice néophyte. L'écriture de Roman Lucazeau prône la poésie et l'émerveillement, par le truchement de véritables tableaux : différents espaces, planètes et galaxie.s, comme personnages, diverses créatures intelligibles extraordinaires. Le tout est vertigineux, dans le bon sens du terme, empreint d'une affolante et dépaysante beauté cosmique, pour un ensemble patiné de références et de thématiques réflexives et/ou contemplatives.
Bien sûr, la science est évoquée plusieurs fois. Ses prodiges nuancés voire contestés marquent eux-aussi l'impermanence qui jonche le récit. Alors qu'Astrée fait découvrir tout cela à Polémas, un autre personnage va se joindre à leur odyssée, offrant une vision supplémentaire. Entre eux deux et sa propre observation et ses ressentis, le Faune, comme le lecteur/la lectrice, passe par différents états et émotions. Si l'auteur raconte telle Astrée à l'intention de Polémas, il use également des références qui nous sont propres, ce qui contribue à nous inclure dans son univers.
Quête de sens, civilisation robotisée, effroyable créature, déité, vaisseau échoué..., La Nuit du Faune s'articule sur l'évolution, pas uniquement humaine puisque sont mentionnées d'autres créatures intelligibles qui succèdent et succèderont aux êtres humains. Ponctuant de termes de pointe scientifiques, qui, encore une fois, se trouvent explicités, Romain Lucazeau témoigne des dérives engendrées par les technologies et une certaine mégalomanie spéciste. Toutefois, Polémas comme nous ne sommes qu'un grain de poussière au milieu d'un insondable océan cosmique : connaissance et enjeux nous dépassent, ce qui nous glace d'effroi ou nous font relativiser, ou tour à tour, d'autant plus que l'origine de la vie trouve ici une nouvelle version.
(...) la vie savait se montrer résistante, ruser avec l’extinction totale, se rétracter, un temps, sous des formes primitives, accrochées au fond d'océans privés de lumière, sous des roches à peine refroidies, dans des flaques de liquides acides, toxiques, saturés de radiations. Qu'une poignée de bactéries jusqu'au-boutistes survivent, et la planète en question refleurirait quelques millions d'années plus tard, à peine
Élargir son champ de vision
Confronté à ces splendeurs éblouissantes, Polémas se sent étriqué dans sa conception de la vie et de ses croyances, construisant et déconstruisant les déités. Leur nouveau compagnon, représentant post-biologique, rêve du danger, de ressentir le frisson d'avoir sa vie sur le fil du rasoir. Quant à Astrée, elle qui pensait tout connaître, elle retrouve enfin la surprise, car le trio pousse au-delà des limites leur odyssée. Du début à la fin, Romain Lucazeau, érudit accompli, déploie des richesses de possible et d'imaginaire, émerveillant sans lasser ou tomber dans le listing impersonnel. Et là aussi réside une autre puissance de son récit : repousser les limites, voir toujours plus grand, plus loin, pour élargir son champ de vision et ainsi se défaire des chaînes du spécisme. Ici le macrocosme peint nous fait nous sentir futile microcosme.
Certes, le roman recense des guerres, des destructions, des formes d'esclavage, mais il recèle aussi du meilleur : l'entraide et l'empathie pour son prochain comme pour les autres formes de vie. L'auteur, en parallèle de la science et de l'évolution, aborde aussi l'art et donc la création, qui sont nos fondements et qui en même temps se perdent et disparaissent, comme des espèces s'éteignent dans l'indifférence tandis que d'autres bâtissent sur leurs restes en les ayant oubliées.
L'auteur mêle passé et futur, portant un regard bienveillant sur l'insignifiance de la vie terrestre tandis qu'autour des étoiles se consument, que des planètes se créent, que des entités inimaginables régissent dans les tréfonds cosmiques, pendant que les millénaires passent sur les galaxies qui recèlent encore tant de mystères et d'insaisissables splendeurs.
En bref : À la fois odyssée, conte contemplatif, philosophique et réflexif, science-fiction (mais pas que car elle est plutôt un prétexte), Romain Lucazeau signe avec La Nuit du Faune, un roman vertigineux, un Objet Littéraire Non Identifié comme je les aime. D'une rencontre entre deux êtres que tout oppose, va découler un prodigieux voyage cosmique qui repoussera les limites des galaxies. Étourdissant, effroyable, le récit nous émerveille et nous entraîne à travers ses riches embranchements qui déploient de nombreuses pistes réflexives, à propos de l'impermanence, du cycle de la vie qui se répète, de la place des arts... tout en développant une contemplation qui se veut active.
Récit époustouflant et merveilleux, le lecteur/la lectrice plonge au côté d'Astrée et de Polémas dans les tréfonds mystérieux et insondables du cosmos. Si la fillette et le Faune y trouvent respectivement de nouvelles découvertes et une réponse aux questions, nous y dénichons nous le sublime, ce vertige qui nous conduit au seuil d'un imaginaire vaste et infini, en poétique allégorie des galaxies. En sus, j'espère que nous acquerrons, comme Polémas, un peu de sagesse.