Christiane Vadnais, Faunes, Éditions l'Atalante, collection La Dentelle du Cygne, 16 mars 2023

Publié le par Maude Elyther

Illustraion : Martin Wittfooth / Design graphique : Ieraf

Illustraion : Martin Wittfooth / Design graphique : Ieraf

4ème de couverture

Il n’y aura pas de vivant sans dévoration.

 « Laissant surgir d’outre-tombe les monstres du passé, les songes dessinent ce qu’Homo sapiens sapiens perçoit, obscurément, comme les menaces du futur. Ainsi peuplés de cataclysmes et de bêtes, les rêves constituent peut-être des réminiscences de peurs immémoriales, des rappels de la précarité du corps – cette machine gorgée d’eau et pourtant si vite noyée, ce prédateur si facilement dévoré. »

Premier roman de la Québécoise Christiane Vadnais, Faunes observe au microscope l’évolution du cataclysme en cours et estompe les frontières échafaudées de longue date entre l’homme et la nature.

Avant-propos

Hier j’ai lu Faunes, de l’autrice Québécoise Christiane Vadnais. Initialement paru aux Éditions Alto en 2018, ce premier roman a déjà remporté de nombreux prix littéraires et a été traduit dans plusieurs langes. Comme pour de précédents ouvrages de la collection Dentelle du Cygne aux Éditions l’Atalante*, j’ai été séduite par la splendide couverture, de Martin Wittfooth, puis le titre et la lecture de la 4ème de couverture ont plus que validé mon attrait pour ce livre.

J’ai ressenti le même élan envers Faunes que pour Jusque dans la terre de Sue Rainsford aux Éditions Aux Forges de Vulcain : des univers weird, nappés de réalisme magique, abordant la monstruosité sous le prisme de l’animalité, le rapport au corps etc. Là où la frontière entre l’humain et l’animal – ou plus exactement entre l’animal humain et l’animal non humain – se dilue, il faut redéfinir le genre humain, repenser son rapport au monde, sa place dans la Nature.

Cette lecture m’a conquise, je vous parle plus ci-dessous !

* L’impératrice du sel et de la fortune, les tomes d’Histoires de moine et de robot : Un psaume pour les recyclés sauvages, et Une prière pour les cimes timides.

Mots clefs

Weird fiction – fantastique – onirique – réalisme magique – body horror – weird science-fiction – nature sauvage – dévoration – animalité – ensauvagement – prédation – faim – parasitisme – métamorphoses – changements corporels – évolution naturelle – mutations – science – biologiste – survivance – atemporalité – impermanence – visions primitives – monstres – grossesse

Martin Wittfooth, Nocturne II

Martin Wittfooth, Nocturne II

Mon retour

« Pour que des rêves advienne la survie de l’espèce, il faudra revenir à des temps plus sauvages. »

Premier roman de Christiane Vadnais, Faunes est une vision ensauvagée, qui dilue les frontières. Les frontières entre l’humain et l’animal, le vivant et l’inanimé, le temporel et l’infinitude, la survivance et l’impermanence. La vision d’un songe sauvage, cannibale, primitif. L’autrice livre une réflexion sur notre monde, sur l’évolution et les mutations génétiques, sur l’écologie, le réchauffement climatique, sur la définition même du vivant, de l’être humain.

Depuis toujours, son ventre exige la part du monstre, depuis toujours elle mange le lichen, le cambium, les fruits, les feuilles, les insectes, les couleuvres, les cerfs, cherchant à colmater le vide dont elle est porteuse.
Or son ventre lui fait tellement mal qu’elle se plie en deux. Elle tente de se relever, mais une douleur tonitruante la traverses et elle se laisse tomber sur le plancher, jambes repliées. Même si con corps indique tout le contraire, elle se sent comme un arbre creux, une caverne désertée.

Faunes, Christiane Vadnais, Éd. l'Atalante, 2023

Martin Wittfooth, Rainsong

Martin Wittfooth, Rainsong

Le froid n’a pas d’odeur. Il craque, crépite, chuinte, fait tourbillonner le vent et les appels à l’aide, mais aucun parfum ne lui survit.
Lorsque Laura court dans l’air glacé, emmitouflée comme une astronaute, une grande bouffée de vide entre et sort de ses poumons. La nuit verte souffle jusqu’au bout de ses doigts, les aurores boréales remuent le ciel fluorescent et elle avance en apesanteur vers le bout du monde.

Faunes, Christiane Vadnais, Éd. l'Atalante, 2023

Découpé en plusieurs fragments, telles les étoiles d’une constellation que l’on relit, le récit nous immerge dans un paysage aqueux, flouté. L’eau et le ciel ne font qu’un. Dans ce décor liquide et brumeux, des maisons-bateaux, et quelques habitations (un zoo, un spa, un centre de recherches) lentement absorbées par le brouillard. Ce sont des restes de civilisation que la nature digère progressivement (la bruine, l’averse orageuse, la tempête de neige).

La grâce prédatrice de l’ours s’enracine dans des milliers d’années d’évolution lente et circonscrite, dans une fureur tellement ancienne qu’elle ébrèche le présent.

Faunes, Christiane Vadnais, Éd. l'Atalante, 2023

Les saisons se mélangent, en un cycle du vivant qui mute. Nous sommes dans un récit mêlant l’onirisme, le fantastique, la science-fiction, en une weird fiction saupoudrée d’horreur. En effet, sous le prisme du regard de Laura, biologiste, nous assistons à des mutations qui touchent la faune et la flore, mais surtout les êtres humains. L’eau est le berceau de la vie, et ici, les eaux accouchent d’une nouvelle forme de vie. Ce phénomène, induit par le changement climatique, est une réponse de Mère Nature aux dérives humaines ; un retour à la nature, au sauvage. La survivance des espèces fait état de mutations évolutives rapides, comme de très lentes qui s’étirent en millénaires. Empruntant un autre chemin quant à l’effondrement écologique, ou à diverses fin du monde apocalyptiques, Christiane Vadnais propose l’émergence de mécanismes naturels.

(…) tout ce qu’elle voyait, c’était cette main, posée là, sur la table. La sienne. Une main qui répondait encore à la description humaine de la chose, certes, le métacarpe flanqué de cinq doigts, recouverts de peau, comme avant. Mais des fleuves bleus s’y dessinaient quelque part dans la région du poignet, prenaient de l’ampleur et cheminaient jusqu’à des jointures démesurément pointues. Surtout, un bandage recouvrait la zone autour du pouce. Ce matin-là, les renflements qu’elle y avait vus pousser peu auparavant s’étaient allongés et, horrifiée, elle s’était brûlée avec une allumette pour freiner leur croissance.
Tous les bouleversements de ce monde semblaient prendre corps en elle.

Faunes, Christiane Vadnais, Éd. l'Atalante, 2023

L’être humain retourne à sa nature animale, via l’apparition d’un nouveau parasite, comme de mutations. Ce sont de fascinantes métamorphoses auxquelles nous assistons, teintées de body horror et d’onirisme. Le rapport au corps devient par moment maladif, anxiogène : une vision morcelée, étrangère. Dans tous les cas, les changements corporels sont naturels (mutations rapides, grossesse), mais les regards et les ressentis des personnages sur les métamorphoses qu’ils vivent distendent les frontières, redéfinissent le genre humain au profit du vivant.

Lorsque Nathan la questionne sur ses angoisses, elle répond, l’air absent, qu’à travers elle « le temps de l’espèce s’accélère. »

Faunes, Christiane Vadnais, Éd. l'Atalante, 2023

Les instincts primaires reprennent le dessus. C’est dans cette ampleur que surgit la dévoration, omniprésente dans le récit. La faim se traduit comme l’élan de survivance par excellence ; manger ou être mangé. Elle est aussi prédation côté désir et sexualité, où l’absorption de l’autre évolue jusqu’à cannibaliser le vivant. À travers la naissance d’un nouveau regard sur le monde, tout est vivant ; les arbres, l’eau, le ciel, la roche, les plantes, les animaux humains ou non font partie du Tout-vivant. Aussi absorber, dévorer l’autre fait acte de cannibalisme.

Le temps de la survivance est éternel.

Faunes, Christiane Vadnais, Éd. l'Atalante, 2023

À travers Faunes, Christiane Vadnais repense le vivant. Du territoire emmêlé en une seule tempête de Shivering Heights à un zoo, en passant par les maisons-bateaux cernées de prédateurs carnivores, ou encore par le Grand Nord où les ours polaires faméliques errent et s’attaquent aux hommes, jusque sur les berges de la rivière-source de nouvelles bactéries, c’est un monde qui se redessine, qui se recompose, selon des assemblages atomiques inédits.

Peut-être les rêves sont-ils aussi, comme chacun le pressent confusément, des présages dont l’être humain serait à la fois la source et le destinataire. Des mises en garde qu’il s’adresse à lui-même depuis un espace atemporel.
Des prémonitions qui lui échappent mais qui continuent de le hanter, une fois qu’il a les yeux ouverts.

Faunes, Christiane Vadnais, Éd. l'Atalante, 2023

Martin Wittfooth, Shaman

Martin Wittfooth, Shaman

Ils espèrent que dans la mort on redevient soi, un soi solide et univoque, alors qu’ils savent très bien que c’est le contraire. Sous la terre on se démembre et chacun des atomes qui était soi devient autre – on imagine toujours un arbre, une plante, une fleur, mais ce pourrait bien être une larve, ou encore plus repoussant et infime : un fungus.

Faunes, Christiane Vadnais, Éd. l'Atalante, 2023

Dans la brume aqueuse omniprésente, les personnages paraissent des fantômes, des silhouettes qui se perdent, se diluent en une expérience un brin chamanique qui les métamorphose ; tout est transformation qui rime, à Shivering Heights, avec survivance, survivance mutagène. Là où les frontières s’effacent, des jeux de miroir s’opèrent entre les animaux humains et les animaux non humains. Les premiers ressemblent davantage aux seconds et vice versa, car nous nous ressemblons, nos origines initiales se ramifient dans l’eau.

Il est dit que le ciel est bleu et que l’eau traversée par sa lumière adopte la même couleur ; mais dans ce lieu, l’air embué tient à la fois du vert et du gris, teintes tantôt parfaitement mates, tantôt fluorescentes. La rivière cache sous ses reflets des créatures et une menace inédites, croisement de milliards d’années d’évolution et de bouleversements climatiques récents.

Faunes, Christiane Vadnais, Éd. l'Atalante, 2023

L’évolution mutagène rapide des êtres humains dans Faunes rappelle l’urgence actuelle de changer, repenser nos habitudes, repenser la Terre que nous détruisons. L’idée de cannibalisme du vivant avancée par Christiane Vadnais souligne la symbiose que nous n’entretenons plus avec Mère Nature : « Revenir à des temps plus sauvages. »

« Partout, dans la terre, à l’envers des feuilles, au creux des arbres, ce qui attendait n’attend plus.

Tout est vivant. »

Christiane Vadnais, Faunes, Éditions l'Atalante, collection La Dentelle du Cygne, 16 mars 2023

En bref : Avec Faunes, l’autrice Québécoise Christiane Vadnais signe son premier roman. Nous sommes dans un récit mélangeant l’onirisme et le fantastique, la science-fiction en une weird fiction saupoudrée d’horreur, où la réponse à l’effondrement de la Terre, la fin de temps, est la survivance mutagène. Là où les frontières se diluent, il faut repenser le vivant, le vivant qui se métamorphose. Faunes incarne la vision d’un songe sauvage, cannibale, primitif. À Shivering Heights, survivance rime avec dévoration, et dévoration avec symbiose. Un roman original, tant sur le fond que sur la forme que je recommande vivement !

« Le temps de la survivance est éternel. »

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Publié dans chronique personnelle

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