Esmée Dubois, Traduction vers le rose, Éditions 1115, destination Romans & Novellas, 28 avril 2023
4ème de couverture
« Puis, dans le blanc immense, je vis les Pudiques, mes amis de toujours, qui m’attendaient. Alors que je marchai vers eux, ils se rétractèrent au contact de ma chaleur et, comme ils me promirent de ne répéter à personne où j’allais, je retournai le cœur léger, au-delà du fleuve, derrière le pont, là où tout est juste et l’eau chante, infinie et parfaite autant que l’enfance. »
Lorsque la catastrophe s’abat sur le pays de Sable, Reine et sa sœur de lait, Markowèfe, sont désemparées. Comment empêcher l’inéluctable vague de froid qui s’empare de leurs plantes-archives, qui colonise leurs terres ? Mais il y aussi Begga, fille de Reine. Et Begga est Insensible. Le froid, elle ne le comprend pas. Mais il lui parle. Et elle peut le traduire.
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Traduction vers le rose - Esmée Dubois - Editions 1115
Lorsque la catastrophe s'abat sur le pays de Sable, Reine et sa soeur de lait, Markowèfe, sont désemparées. Comment empêcher l'inéluctable vague de froid qui s'empare de leurs plantes-archives...
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Avant-propos
1115 est une maison d’édition que je connais de nom depuis quelques années, et que je souhaite découvrir cette année. Aussi j’ai précommandé la novella Traduction vers le rose, visiblement première publication d’Esmée Dubois, qui m’a de suite attirée avec sa couverture et par son résumé surréaliste.
J’ai succinctement présenté les Éditions 1115 dans un précédent article où je vous fais découvrir leur campagne Ulule en cours : ChronoPages, projet qui propose une nouvelle diffusion de nouvelles format papier à l’unité.
Mots clefs
Novella – fantasy – surréalisme – poétique – matriarcat – féminisme – écologie – bouleversement climatique – changement climatique – socio-écologie – transition socio-écologique – sorcières – conte – solitude – confinement – immobilisme – mémoire – pouvoir – rituel – rapport au vivant
(source : https://www.editions1115.com/2023/04/07/sortie-de-traduction-vers-le-rose-%f0%9f%8c%ba-desmee-dubois-le-28-avril-2023/)
Mon retour
« — Dis-moi que ta solitude ici n’a pas le pouvoir de changer ton rire. »
Esmée Dubois nous plonge dans le pays imaginaire de Sable. Une société matriarcale prospère dans la tiédeur de son climat, sans connaître le moindre frisson du froid. Pourtant, ce monde de femmes est grandement détaché de la sororité que l’on penserait y trouver. Et suite au cataclysme qui a vu apparaître le gel, les femmes dénoncent leurs voisines, envoient en exile certaines d’entre elles aptes à tenir éloigner le froid. À travers sa novella, l’autrice traite de l’immobilisme, de la solitude, de l’écologie, du rapport au vivant, mettant en avant des personnages féminins confrontés à la peur de la fin de leur existence dans un monde qui a changé.
Grâce à l’idée que Reine m’avait soufflée lorsque nous avions huit ans, j’ai appris que les plantes peuvent entendre et que leurs racines peuvent, si nous leur confions cette fonction, devenir notre mémoire.
Sable est pareil à une ruche avec sa reine. Dans cet univers toutefois, ni l’écriture ni la lecture ne sont de mise. Alors lorsque Reine, future reine, révèle à Markowèfe, sa sœur de lait, le secret des Impudiques, naissent les plantes-archives. En effet, les plantes peuvent enregistrer les conversations, les discours, les musiques, et enfouir dans leurs racines ces mémoires-vivantes. Markowèfe devient la pépiniériste de cet art, usant de différentes essences et les plantant avec soin. Seulement voilà, un jour, un cataclysme ravage les plantes-archives, éparpillant et perdant une partie des plantes, de l’autre côté du fleuve, en territoire Gruse, leur ennemie.
Il leur faudra du temps pour récupérer les plantes-archives qui peuvent être sauvées, jusqu’à les racheter aux Grusiens. Toutefois, après cette catastrophe, un autre bouleversement pointe le bout de son nez : un changement climatique. Le froid conquiert Sable, déployant son gel létal et faisant apparaître les bêtes du froid. Le gel ralentit et endort ; Sable est vouée à disparaître. C’est alors que Markowèfe et Begga, la fille étrange que Reine a confiée à Markowèfe, mettent au point un rituel à même d’éloigner le froid.
(…) ce qu’est réellement le sort des traductrices : être isolée, trois mois durant, de l’autre côté du fleuve, à l’endroit du monde d’où nous vient le froid, et capter de sa plume le gel bleu pour le traduire en chaleur rose. Traduire, dans la plus grande solitude, le froid bleu en chaleur rose, pour éviter que le monde, de l’autre côté du fleuve, ne se fige à jamais, recouvert de givre.
Traduire le bleu du gel en un rose tiède demande des sacrifices. En effet, Begga qui a été jugée étrange dès la naissance est une Insensible : elle ne ressent pas le froid, ni la caresse. Avec Markowèfe, elles forment un duo, car il faut une Insensible et une Conductive pour traduire le froid. Physiquement, cette tâche les détériore hautement, alors bientôt Reine établit qu’une Insensible et ses Conductives travailleront durant une durée de 3 mois. Mais voilà, entre la tâche plus que laborieuse et l’isolement que cela confère, ce n’est pas une vocation que l’on embrasse avec gratitude. Ainsi, des mères tentent de protéger leur fille Insensible pour ne pas qu’elle parte au bord du fleuve. Mais c’est sans compter sur les voisines ou les frères qui n’hésitent pas à dénoncer pour toucher une récompense.
Traduction vers le rose propose 9 chapitres, tous narrés au « je » de plusieurs personnages. La novella tisse ainsi plusieurs voix, permettant de suivre l’évolution du déclin de Sable, à travers plusieurs générations de femmes. Sable prospérait, à présent Sable sacrifie ses filles. Face à la transition socio-écologique, les gentes dénoncent leurs voisines, les Insensibles sont envoyées au front du gel, méprisées par les Conductives. Si à l’origine Markowèfe et Begga œuvraient de concert, la méthode de la traduction a changé : l’Insensible en poste traduit seule, confinée dans sa tour au bord du fleuve, tandis que les Conductives viennent récupérer ses rouleaux roses, sur lesquels elle a tracé son incantation, avant de produire de leur côté la tiédeur qui repousse le froid de Sable.
Sable ne cherche pas à s’adapter au froid ou à migrer pour trouver un meilleur climat. Du haut de son arrogance, Sable ne comprend pas d’où vient le froid, oubliant ce qu’il se trouve de l’autre côté du fleuve. Sable se voue à l’immobilisme, s’enorgueillit de traduire le froid en tiédeur au détriment de ses filles. La traduction fait partie inhérente de son fonctionnement, de sa survie ; qui irait repenser ce modèle au demeurant aliénant ?
C’est alors que je traduis. Je marche dans mon intérieur, dans mes pensées, dans le froid de mes pensées, sans que mes pas laissent aucune trace. Je marche en mes intérieurs boisés, sauvages, sur l’étang qui contient tout ce que j’ai jamais oublié et dans lequel trempent les lianes sans en rider la surface. Je marche en moi-même et, tandis que je marche, ma main étire en diverses directions la goutte de froid ronde et douce sur le papier rose. Je marche en moi-même sans que rien ne frissonne ; je le fais pour moi. Je traduis.
Alors que Sable est une société matriarcale, les femmes sont mauvaises entre elles : le pouvoir, l’appât du gain ou simplement la conservation de leur mode de vie malgré le changement climatique qui les nargue tous les jours, ne laissent pas la place à la sororité. Les Insensibles sont littéralement montrées du doigt, dénoncées. Elles sont différentes et l’on se sert d’elles, les vouant au labeur dépersonnalisant. L’ensemble offre des airs de conte, un conte tantôt surréaliste tantôt fantaisiste. Traduire prend l’apparence d’un rituel magique sous nos yeux alors que dans une société qui ne sait ni écrire ni lire, les Insensibles écrivent avec les gouttes de gel une incantation qui, à travers les Conductives, transformera le gel en tiédeur.
Charbon blanc qui gèle littéralement les mots, bêtes venues du froid, ortie bleue, traduction… ce sont les ingrédients poétiques de la sorcellerie de l’univers dessinée par Esmée Dubois. Face à la transition socio-écologique, nous, lecteurices, sommes témoins de l’étiolement du rapport au vivant entre les gentes de Sable et leur environnement immédiat et lointain. Après les plantes, l’on se sert des Insensibles, mais ces femmes deviennent des objets, des objets que l’on abîme, que l’on voue à la détérioration de l’âme. Les femmes de Sable méprisent voire maltraitent les Insensibles. Aude, une Insensible rebelle, incarne la sorcière par excellence : malgré son Insensibilité, elle est la plus sensible, cherche à comprendre les choses, veut comprendre le froid et voir au-delà du schéma dans lequel Sable s’est enfermé. Elle paraît sombrer dans la folie, pourtant c’est elle qui va prendre le chemin au-delà du fleuve.
Comme chacune de nous chantait les siens depuis le dos de sa bête, ces souvenirs se collèrent ensemble et s’ajustèrent les uns aux autres, très lentement, alors que nous mourions. L’élixir terrifiant de l’immobilité, qui ramollissait nos os, coulait déjà dans nos membres, irréfutable leçon de lenteur, quand la première image finit par se former : c’étaient les vitesse et l’intensité de notre vie d’avant qui nous avaient rendues sottes et empêchées de regarder, de nous rassembler, de voir ce qu’ensemble nous pourrions comprendre.
Traduction vers le rose n’est pas un conte gentillet, certains aspects sont même assez macabres. L’autrice a fait le choix d’une société matriarcale copiée sur la société patriarcale : peu de place aux hommes. Un mari pour engendrer une future reine, des frères mesquins et dénonciateurs ; il n’y a qu’un grand père aux allures d’oiseau pour dresser un portrait masculin touchant, cette partie constituant d'ailleurs le seul chapitre narré par un personnage masculin.
Durant ma lecture, et même maintenant, je n’ai pas eu l’impression que les personnages soient humains (longues oreilles, yeux larmoyants). Bien sûr il y a des termes propres à l’humanité : certaines constructions, la tour, des objets comme des cuillers, une baignoire, ou encore une pépinière etc… Toutefois, le grand-père semblait voler, Sable est organisé comme une ruche, monter les bêtes venues du froid avait des allures fantastiques…
J’ai bien aimé l’univers poétique, avec des personnages que j’ai perçus comme étant anthropomorphiques, teinté du bleu du gel et des orties, du rose de la tiédeur, mais aussi des teintes nocturnes de la tour où est confinée l’Insensible du moment : surréalisme et macabre pour un monde de fantasy où la société matriarcale établie est le pendant de notre société patriarcale. Malheureusement j’émets un bémol concernant l’écriture : bien que la répétition soit un effet de style (que j’utilise également dans mes écrits), elles étaient bien trop poussées par moment, et cela a gâché ma lecture. Pour moi, ces répétitions accentuaient bien trop l’effondrement psychique, l’effritement avec la réalité/le modèle socio-écologique. J’avoue également avoir été déçue au niveau de la narration : les voix de tous ces personnages se ressemblaient, même de la part du point de vue Grusien qui utilise des modèles de pensées et des perceptions identiques à Sable. De ce fait, peut-être aurait-il été judicieux de ne pas inclure le chapitre selon le personnage Grusien qui offre de surcroît les clefs : le dernier chapitre suffisait amplement, pour moi, et aurait apporter une dimension plus intéressante.
En bref
Entre surréalisme poétique et fantasy, Traduction vers le rose offre une novella réflexive quant à notre société, à la transition socio-écologique qui prend place. Un conte aux résonances macabres, entre confinement des Insensibles et aliénation par l’immobilisme ou par la conscience aigüe d’avoir été instrumentalisée par le modèle en place.
J’ai beaucoup apprécié la touche witchy qui se dégage des rituels de la traduction : écriture et écrire deviennent magiques et ritualisés dans une société qui n’écrit ni ne lit.
Dans cette société matriarcale, la sororité n’est pas l’adage, et l’on voit les dissonances que cela cause. Comme un écho au délitement du rapport au vivant, au profit du contrôle pour la survie.
Traduction vers le rose, c’est le conte du délitement d’une société qui s’éloigne du vivant, qui se coupe de la nature, en instrumentalisant les électrons libres de sa population. C’est le récit de l’immobilisme, de la solitude geôlière pour les Insensibles qui subissent une véritable chasse à la sorcière.
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