Christophe Guillemain, La Morsure des Roses, Éditions Mnémos, 23 août 2023
4ème de couverture
Caelynn, la plus jeune fille du dieu Ur-Orio, a passé son enfance sur le mont Eremion avec ses quatre sœurs, isolée du reste de la civilisation. Lorsque ses deux aînées assassinent brutalement leur précepteur, Caelynn s’enfuit avec Riveline, la plus vulnérable des cinq. Ensemble, elles tentent de trouver leur place dans ce nouveau monde, mais leurs aspirations divergent et leurs chemins se séparent. Des années plus tard, apprenant que sa sœur, devenue reine, est sur le point d’accoucher, Caelynn décide de la rejoindre pour la mettre en garde face à la menace de leurs aînées immortelles, prêtes à tout pour empêcher l’enfant de naître.
Alors que les préparatifs des célébrations à la gloire de l’héritier battent leur plein, Caelynn doit définir son rôle dans la tragédie à venir, entre intrigues, complots et sombres vengeances. Car dans l’ombre gigantesque de leur divin père, il ne reste aux cinq filles illégitimes d’Ur-Orio, enfin réunies, qu’une seule voie possible : s’affranchir du passé… ou périr.
Christophe Guillemain, remarqué pour sa pépite de l’imaginaire L’Enterrement des étoiles, réussit avec brio dans ce nouveau roman à mêler une histoire universelle à des enjeux cosmiques.
Aller au contenu Les Éditions Mnémos sont en vacances du 14 juillet au 6 août 2023. Toutes les commandes passées à compter du mercredi 12 juillet jusqu'au dimanche 6 août seront traitées à ...
Avant-propos
Je remercie Estelle Hamelin et les Éditions Mnémos pour l’envoi de ce service presse !
La morsure des roses est le nouveau roman de Christophe Guillemain, dont j’avais beaucoup apprécié la première publication, L’Enterrement des étoiles*, Pépite de l’Imaginaire 2022. Ici, j’ai retrouvé certaines thématiques de l’auteur : les enjeux cosmiques, le bestiaire monstrueux souvent humanoïdes, la plume plutôt soutenue gorgée de mythologies, une mise en scène théâtrale…
Je rédige cette chronique le 27 juillet 2023, alors que le roman ne sortira que le 23 août, aussi elle sera restée au chaud un moment avant d’être mise en ligne.
* À propos de L'Enterrement des étoiles, (re)découvrez ma chronique et l'interview de l'auteur.
Mots clefs
Fantasy – tragédie – théâtral – mythologie – divinité – famille dysfonctionnelle – émancipation féminine – sororie – sœurs – liberté – paternité – héritier – intrigue – complot – vengeance – enjeux cosmiques – nécromancie – folie – macabre – monstres
Trigger warning
Sang/ichor, violence, lynchage public, torture, animaux et insectes grouillants (rats, araignées…), cadavres animés, nécromancie, macabre, folie, mort, viol (suggéré), famille dysfonctionnelle
Mon retour
« Alors, Caelynn comprit pourquoi sa sœur avait essayé une première fois de fuir Eremion. Elle devina avec la même facilité quelles forces l’avaient ramenée sur son pic gelé. Elle en trembla de désespoir. Tout n’était plus que ruines. Son enfance lui apparaissait maintenant comme un fleuve charriant des cadavres putrescents. Nulle part, il n’y avait de refuge, seulement des antres de misère où s’invitait le mal. »
Avec son nouveau roman, Christophe Guillemain nous propose un one-shot de fantasy aux accents mythologiques. En effet, nous suivons Caelynn, issue d’une sororie de 5 sœurs, ayant fui la cage paternelle, le mont Eremion, pour le vrai monde. Elle a eu vent que l’une de ses sœurs, Riveline, était désormais reine et attendait un enfant. Or, elle sait pertinemment que deux de leurs sœurs ne permettront pas cela et tueront l’enfant. C’est ainsi que Caelynn débarque avec Métis, un automate terriblement humain, aux portes du château.
Seulement voilà, personne ne veut entendre qu’elle est la sœur de la reine, pire, cette dernière l’ignore. La relation entre les sœurs est étrange, de même que le rapport qu’elles vouent à leur père. Dans les décors démesurés et décadents du château – une immense et interminable bâtisse cernée de jardins, de labyrinthe, de mausolées où seul petit-fils du jardinier semble savoir se repérer –, qu’est-ce donc que ces histoires de dieux, de folie et de mort ?
— Nos deux sœurs sont déjà ici, murmura Llybia – sa voix, même assourdie, avait la force d’un grondement. Elles ont pris possession de ces lieux. Leur influence est partout, la folie et la mort derrière chaque pierre, chaque arbre et chaque visage. Bientôt, rien ni personne ne les empêchera de mettre leur plan à exécution.
Caelynn est en décalage à la cour de sa sœur ; tout ce faste et cette démesure, ces faux-semblants. Mais pas uniquement : de ce que l’on apprend de son enfance ou de son passé plus récent, sa vie se révèle être un conte, un conte dans lequel le père a abandonné ses filles, un conte où leur précepteur, Hedel, le chevalier des roses, a été tué par les deux sœurs maléfiques, un conte presque bucolique s’il n’y avait la folie et la mort. Caelynn est différente de sa sororie, de leur père, du monde en général. Ses propos peuvent paraître naïfs, ou fantasmagoriques, pourtant l’on sait l’essence divine qui gouverne cette famille dysfonctionnelle.
Elle avait souvent douté de l’existence de son protecteur. Pendant la brève période où elle vécut en compagnie d’hommes et de femmes civilisés, on lui fit souvent la remarque qu’elle parlait seule, en répétant sans cesse des injonctions ; pour cette raison, parce qu’on la surnommait « la fêlée », elle s’était efforcée de considérer ce phénomène avec détachement. De fait, il lui était parfois difficile de faire le distinguo entre cette voix intérieure et ses propres pensées. Mais aujourd’hui, les mots qu’elle entendait, de plus en plus fréquemment, trouvaient un écho avec l’impérieuse nécessité des événements.
D’ailleurs, alors que le récit avance, nous verrons toutes les sœurs : Caelynn et Riveline, nées de mères humaines, Llybia, la cyclope géante, et Eluria et Nifère, respectivement la mère des fous et la nécromancienne. Leur père est un dieu qui les a abandonnées, pourquoi ? Au fond, il est toujours présent, Caelynn l’entend dans sa tête ; ne l’aide-t-il pas ainsi à protéger l’enfant à naître ? Pourquoi Eluria et Nifère détruisent tout ? Hedel, le fiancé de Caelynn… Alors qu’elle retrouve ses sœurs, qu’elle assiste, dépassée, aux complets de la cour et à la vengeance de ses sœurs, le regard de Caelynn change sur les représentations de son monde. La réelle raison pour laquelle elle a fui le mont Emerion, celle qui la pousse à comprendre ses sœurs ? C’est son désir d’émancipation qui la cheville au corps.
Caelynn se pencha au-dessus du vide, mais elle dut brusquement fermer les yeux à cause des remous qui menaçaient de l’aspirer. Les masses écumantes se superposaient aux arbres du parc, les loups se déplaçaient derrière cette trame mouvante. (…) elle trébucha sur une cannelure de la pierre : elle distingua une mâchoire large et un œil jaune, puis le ciel et la mer lorsqu’elle bascula à la renverse. Tout ce qui encombrait son crâne fut jeté au sol en même temps qu’elle. (…) au lieu de crier sa douleur, elle reprit son souffle telle une naufragée tirée des flots.
D’un seul coup, la mer s’était retirée, ne restait plus que l’immobilité frémissante du parc.
Pourtant, Caelynn n’est qu’une humaine, elle n’a pas de pouvoirs comme Eluria et Nifère, pas de force guerrière comme Llybia. Mais elle avance sur les traces de ses sœurs, et de leurs mères, ces femmes trompées et abusées par un dieu, un dieu qui comme Zeus se métamorphose pour séduire les femmes. Pourquoi les enfants qui sont nés de ces unions, ses filles, ne peuvent-elles être libres, aimer et être aimées ? Alors que l’ichor du père est la chose la plus importante à ses yeux, au point qu’il commande à Caelynn de protéger l’enfant de Riveline à naître.
— Des maîtres et des serviteurs. On pense tous être libres, on voudrait l’être, mais ce n’est qu’un instinct. Nous sommes tous les esclaves de notre passé.
La Morsure des roses, ce sont plusieurs mondes qui entrent en collision. Le monde divin au monde réel. Le monde démesuré et plein de faux-semblants de la cour au macabre des sortilèges d’Eluria et Nifère. Les mythologies d’hier parées de leurs différents atours aux dorures des apparences. Des deux côtés, le vernis se fendille : vrais visages comme vérités vont éclater. Ainsi se sont des tragédies qui brossent le récit, sous l’égide d’une famille divine dysfonctionnelle.
D’autres souvenirs s’entremêlaient, toujours centrés sur ceux qu’elle avait de son père, de ce qu’il disait au sujet du vaste monde, et même des anecdotes triviales, fascinantes, peuplées d’images colorées, mais l’écho de sa voix n’avait rien de rassurant, il retentissait comme un grondement douloureux. Tout ce qui appartenait au passé était comme criblé de plaies, pareil à une chair ulcérée. Même l’odeur de la grotte, de l’humus et du bois chaud, était gâché par un effluve répugnant et musqué, un mélange de viande avariée et de sueur. C’était une haleine sauvage, indescriptible. Une odeur comme une marque visqueuse, indélébile. L’odeur de la peur, le parfum des choses qui vont à la ruine.
Il n’y avait jamais eu d’espoir, seulement une destination funeste.
Et les rêves d’une jeune fille.
Aux fastes du château s’imbriquent page après page les familiers et sortilèges des sœurs maléfiques : rats, araignées, cadavres animés, ajoutons à cela un bestiaire d’animaux monstrueux aux visages humains. Si les statues ou un tableau prennent vie, vous ne vous étonnerez pas de faire un petit séjour aux Enfers… où, plutôt que d’un passeur, nous avons affaire à un ramasseur de cadavres.
— La vie. La mort. Ce n’est pas grand-chose. Par contre, la colère… lorsqu’elle explose, c’est comme mettre en branle la grande roue du destin.
L’instant d’après, la nécromancienne quitta la carcasse du noyé, qui tomba à genoux, cramponné à sa lance. Elle s’approcha de la dépouille avec curiosité. Soudain, elle leva son visage rieur vers la géante. (…) Elle divaguait, ou peut-être s’adressait-elle au soldat rendu à l’immobilité de la mort :
— Des choses inutiles, des symboles inféconds, sans intérêt, sans amour. Voilà ce que nous sommes. C’est insupportable. C’est injuste. Cent fois, mille fois je voudrais mourir et connaître l’oubli.
Tout cela est théâtral : la narration, l’enchaînement des décors, les dialogues, les tragédies, certaines thématiques en particulier ; porté par Caelynn, cette anti-héroïne qui se bat pour son émancipation. Le dialogue avec la mythologie d’inspiration grecque offre une perspective moderne quant à la notion de destin et de liberté : qu’il s’agisse des filles envers leur père, des femmes dans la société, des serviteurs comme des maîtres, ou encore par le biais du personnage de Métis, considéré comme un ami par Caelynn alors qu’il était un souffre-douleur pour Riveline, et perçu comme remplaçable par leur père.
— Ce n’est qu’une histoire de famille, en fin de compte, résuma-t-elle en haussant les épaules.
La liberté elle-même est rattachée aux notions de solitude, de folie, de faux-semblants ; en témoignent les portraits de la sororie, surplombée par l’ombre du père. Il est intéressant de noter les rôles différents que l’auteur donne aux hommes dans ce récit principalement campé par des personnages féminins : tyran, protecteur, ami, fiancé/amant, allié… En définitif, aucun ne prend le pas ou la place des sœurs, elles se débrouillent par elles-mêmes, pour s’affranchir du passé, malgré leurs failles, leurs meurtrissures profondes.
Bientôt, le mal qui couvait sous le vernis de ce monde artificiel éclaterait comme une bulle à la surface d’un marécage, il répandrait ses miasmes dans l’air doré des palais, tuant tous ceux qui protégeaient le nouveau-né.
En bref
La Morsure des roses s’inspire de la mythologie grecque pour nous conter une sororie en quête d’émancipation. Théâtrale, l’intrigue nous en met plein la vue avec des décors tantôt bucoliques (le mont Emerion), tantôt décadents et démesurés (le château de Riveline et ses jardins), ou tantôt macabres (avec la présence et les sortilèges d’Eluria et de Nifère). Le souffle fleuri du monde divin entre en collision avec celui, doré, du monde de faux-semblants de la cour.
Un enfant à naître est à sauver de deux sœurs maléfiques, c’est ainsi que nous faisons nos premiers pas au côté de Caelynn et de Métis. Mais sous le vernis des mondes, c’est une tout autre histoire qui prend racines, et il faudra descendre parmi les monstres et les cadavres, jusqu’aux Enfers s’il le faut, pour déterrer la vérité. Dieu comme roi vont devoir prendre l’ombre, car la sororie est bien décidée à trouver la lumière, la liberté de l’émancipation.
Dans ce deuxième roman de Christophe Guillemain, nous retrouvons l’imbrication du monde divin au monde terrestre, avec des monstres à visage humain (à la manière des anges dans L’Enterrement des étoiles). L’aspect théâtral est encore plus présent (narration, décors, dialogues), et nous offre un récit entre absurde et burlesque, tout comme un regard moderne sur une mythologie fondatrice.