Caítlin R. Kiernan, La fille qui se noie, Éditions Albin Michel Imaginaire, 11 octobre 2023

Publié le par Maude Elyther

illustration de couverture : Aurélien Police

illustration de couverture : Aurélien Police

4ème de couverture

« Caitlín R. Kiernan est la poétesse et la voix des âmes perdues et des égarés. » Neil Gaiman

India Morgan Phelps, dite Imp, veut écrire une histoire de fantômes, avec une sirène et un loup. Involontaire disciple de Jean Cocteau, elle a compris instinctivement, très jeune, que « Le poète est un mensonge qui dit toujours la vérité. »

Cette jeune femme remarquable, mais mise à l'épreuve par la vie - sa grand-mère maternelle s'est suicidée, sa mère s'est suicidée - écrit un récit à nul autre pareil, qui oscille entre le journal intime et l'histoire de fantômes. Peu à peu s'élabore un véritable labyrinthe littéraire, dans lequel on rencontrera une sirène, une louve sans défense et enfin, Eva... Une femme qui évoque le modèle d'un tableau datant de 1898 et fascine Imp depuis son enfance.

Mais qui était Eva ? Quelle a été sa vie ?

S'il commence comme un roman gothique contemporain, La Fille qui se noie se révèle au fil des pages comme une enquête surnaturelle et bouleversante, à plus d'un siècle de distance. Finaliste du Nebula Award, du British Fantasy Award, du World Fantasy Award, du Mythopoeic Award et du Shirley Jackson Award, La Fille qui se noie a reçu deux prix prestigieux : le Bram Stoker Award et le James Tiptree Jr Memorial Award.

Caítlin R. Kiernan, née en 1974 à Dublin, est partie très tôt pour les USA. Romancière et scénariste de comics, iel écrit aussi des articles scientifiques dans le domaine de la paléontologie.

Roman traduit de l'anglais (États-Unis) par Benoît Domis.

Avant-propos

Je remercie infiniment Gilles Dumay et les Éditions Albin Michel pour l’envoi de cet Objet Littéraire Non Identifié en service presse ! L'univers et la plume de l'autrice m'ont rappelé Poppy Z. Brite (le côté cru en moins). Grande amoureuse des récits inclassables, je ne pouvais passer à côté de celui-ci, surtout présenté en ces termes de roman gothique contemporain et enquête surnaturelle, sous fond de santé mentale et d’histoire de fantômes. Spoiler alert : cette lecture a été un coup de cœur/poing pour moi !

Mots clefs

Roman contemporain – gothique – fantastique – thriller – enquête surnaturelle – horreur – santé mentale – neuroatypie – folie – schizophrénie – névrose – pensée magique – romance – romance lesbienne – lgbtqia – histoire de fantômes – hantise – monstres – conte de fées – légendes urbaines – le chant des sirènes – sirène – loup-garou – journal intime – peintures – art – rapport à l'art – obsession – catharsis – hérédité – secte – L'Inconnue de la Seine – La Forêt des Suicidés

Représentation

Personnage principal lesbien, personnage principal neuro-atypique (souffrant de schizophrénie), personnage transgenre, romance lesbienne

Trigger warning

Santé mentale (avec décompensation), suicides, tentative de suicide, art viscéral malaisant, découverte de cadavre

Caítlin R. Kiernan, La fille qui se noie, Éditions Albin Michel Imaginaire, 11 octobre 2023

Mon retour

Autobiographie, journal intime ou encore fantasme paraphrénique, La fille qui se noie se révèle à la fois incantation contre les peurs les plus primitives, catharsis contre les fantômes (les hantises), dévotion à l’art, entente avec la folie. Car India Morgan Phelps, alias Imp, est folle. Si ses rendez-vous avec le Dr Ogilvy, psychiatre, et ses médicaments l’aident à avoir une vie normale, il n’en demeure pas moins qu’elle se lance dans un projet d’envergure : la rédaction de son histoire de fantômes, avec une sirène et un loup.

Pur imbroglio surnaturel né de ses névroses, selon vous ? En effet, quoi de plus aisé de penser que les touches de fantastique qui émaillent cette histoire décousue soient le fruit de la neuro-atypie de la narratrice… D’autant plus lorsqu’elle s’invective à la 3ème personne, qu’elle lambine, qu’elle digresse, que les faits ne respectent aucune linéarité, ou tout simplement lorsque Imp explique clairement qu’elle ne peut pas se fier à sa mémoire, que le mensonge prévaut au factuel. Mais elle persévère dans l’écriture de son étrange récit, nous plongeant dans sa psyché labyrinthique comme nous entraînant dans ce qui se révèlera une enquête surnaturelle. Attachez votre ceinture : vous ne verrez plus les fantômes, les sirènes, les loups, et même les corbeaux de la même façon !

Voilà quelque chose que j’ai griffonné des deux côtés d’une serviette en papier dans un café, il y a quelques jours : « Aucune histoire n’a de début ni de fin. Les débuts et les fins peuvent être conçus pour servir un but, une intention momentanée et passagère, mais ils sont fondamentalement arbitraires et n’existent qu’en tant que construction commode de l’esprit humain. La vie est embrouillée, et celui ou celle qui entreprend d’en faire le récit, même partiellement, ne peut pas discerner un moment précis et objectif où un événement donné a commencé. »

Caítlin R. Kiernan, La fille qui se noie, Éd. Albin Michel Imaginaire, 2023

Imp vit avec sa petite amie, Abalyn, a un travail dans une librairie ; hormis ses rendez-vous avec sa psychiatre et la présence de ses Messieurs (ses médicaments) au quotidien, elle ressemble à tout le monde. Bien sûr, sa mère et sa grand-mère avant elle étaient folles, un gène héréditaire que Imp combat sous le prisme de l’art : en peignant et, de temps à autre, en écrivant. Flirtant avec la folie, l’art se construit ici comme incantation et catharsis. Contre les fantômes. Les hantises. Oubliez ce que vous pensez savoir des fantômes :

« Les fantômes sont des souvenirs trop forts pour être définitivement oubliés ; ils résonnent à travers les années et refusent de se laisser effacer par le temps. (…) Autre chose, à propos des fantômes, un point très important : la prudence s’impose, parce qu’ils peuvent se révéler contagieux. Les hantises sont des mèmes, des contaminations de la pensée terriblement pernicieuses, des infections sociales qui ne nécessitent aucun hôte viral ou bactérien et se transmettent d’un millier de façons différentes. Un livre, un poème, une chanson, un conte, le suicide d’une grand-mère, une chorégraphie, quelques images d’un film, un diagnostic de schizophrénie, une chute de cheval mortelle, une photo dont les couleurs ont perdu de leur éclat, une histoire racontée à sa fille.
Ou un tableau accroché au mur. »
 

Imp est hantée, par l’héritage transgénérationnel féminin, mais aussi par un tableau, et par Eva, tour à tour sirène et loup. Le véritable point de départ quant à ce récit est la rencontre d’Imp avec Eva, ou plutôt des deux premières rencontres avec Eva, en juillet et en novembre. Tandis que la narratrice s’enfonce dans les méandres de son histoire, tentant du mieux qu’elle peut de retranscrire la vérité à défaut du factuel, sa neuro-atypie s’emballe et se manifeste de façon crescendo.

De l’omniprésence du chiffre 7 aux précisions bibliographiques, musicales ou artistiques, du quadrille des homards (cf Alice au pays des Merveilles, Lewis Caroll) à l’imbrication de mythes urbains macabres (L’Inconnue de la Seine, La Forêt des Suicidés), tout incarne un vaste océan dans lequel évolue Imp. Au point de s’y noyer ? En effet, plus elle avance dans son récit aux ramifications de premier abord fantasques et extrapolées, plus l’emprise de sa hantise se resserre, affermissant sa prise aussi sûrement que l’eau entre dans les poumons.

Les sirènes viennent de l’eau ; d’autres hantises comme les loups, des bois. Lac, bord de mer, ou forêt, ces environnements se superposent sous le regard d’Imp, reflétant, depuis leurs allures de contes de fées, les peurs universelles les plus primitives, celles de l’inconnu et des monstres dans le noir.

J’essaye de me perdre dans le noir, mais jamais au point de ne pas retrouver mon chemin.

Caítlin R. Kiernan, La fille qui se noie, Éd. Albin Michel Imaginaire, 2023

Plongée dans le récit dense d’Imp, j’ai assemblé les symboles comme l’on ramasse des coquillages sur la plage. La sirène pour la fascination hypnotique qu’elle exerce, voire pour son chant hantant, le fantôme du loup à libérer de ses entraves, les corvidés défenseurs de la vérité. Folie ? quête de vérité ?  L’analogie à l’art est récurrente, Imp s’adonnant à la peinture et, par parcimonie à l’écriture. La création, le regard divergent sur le monde, l’artiste et sa muse, l’écrivain qui a transformé La Mer des Arbres en Forêt des Suicidés… : la vision artistique a ici pour but la catharsis, le contrôle sur nos démons, la matérialisation de sombres penchants, la sublimation. Le viscéral et l’émotionnel.

Alors tous ces symboles éparpillés sur la plage de l’inconscient d’Imp sont comme les cailloux du Petit Poucet. À l’exception que la narratrice remonte leur piste, que les vagues n’ont pas emporté ces balises comme l’ont fait les parents désespérés dans le conte. Tout est lié. Et tous ces symboles portent le discours personnel d’Imp. Comme les rêves ne sont pas à interpréter avec un dictionnaire des symboles oniriques, mais avec les récurrences intimes du rêveur/de la rêveuse concerné.e, c’est à Imp de décortiquer ses visions. Et quoi de mieux que de les mettre par écrit pour les démêler ?

Quand le mythe s’incarne, je ne pense pas que la forme adoptée ait la moindre importance. Non, je crois que ça ne joue absolument pas. Une femme avec des ailes et les serres d’un oiseau, une rusalka dans sa rivière ou un kelpie dans un étang envahi par les herbes : toutes ces créatures sont patientes, affamées. Une sirène peut se révéler aussi banale que l’avidité, le chagrin, le désir ou la passion. Un tableau accroché au mur. Une femme trouvée nue au bord d’une route sombre, qui connaît votre nom avant que vous le lui divulguiez.

Caítlin R. Kiernan, La fille qui se noie, Éd. Albin Michel Imaginaire, 2023

Dans La fille qui se noie, la vision de la santé mentale tord le coup au stéréotype, la narratrice a conscience de son neuro-atypisme et le combat. J’ai apprécié la voir entourée par la bienveillance de sa psychiatre et d’Abalyn, mais aussi son autodérision et son honnêteté. Elle se nourrit de sa divergence pour créer, que ce soient des toiles personnelles à visée d’autoprotection comme cathartique, ou pour les touristes, ou des écrits d’autofiction concernant ses hantises.

C’est une véritable enquête surnaturelle sur laquelle Imp s’est lancée en écrivant ce récit : d’un tableau qui la précède d’un siècle au masque mortuaire de l’Inconnue de la Seine, de l’œuvre morbide de l’artiste Perrault à ses deux premières rencontres avec Eva, tout est lié mais garde encore enfouie la vérité. Eva incarne le grand mystère, la source de l’agitation et de la décompensation d’Imp. Qui est Eva ? La sirène ou le loup ? Le modèle du tableau ou la muse de Perrault ? Plus qu’une obsession, Eva personnifie une hantise, elle est le fil rouge de l’histoire de fantômes qu’Imp s’est donné pour objectif d’écrire.

(…) je tiens à souligner que mon histoire de fantômes est bien plus complexe que celles qu’on lit d’ordinaire ou qu’on échange autour d’un feu de camp. Je n’ai pas ressenti un frisson glacé inexplicable dans une pièce. Je ne me suis pas réveillée au son d’un cliquetis de chaîne ou de gémissements. Je n’ai pas été horrifiée à la vision ectoplasmique d’une femme qui flottait le long d’un couloir. Ces caricatures ont été inventées par des gens qui n’ont jamais souffert (ou eu l’honneur) d’une hantise bien réelle, factuelle. De cela, je n’ai aucun doute.

Caítlin R. Kiernan, La fille qui se noie, Éd. Albin Michel Imaginaire, 2023

Dès les premières lignes, j’ai plongé avec avidité dans le récit d’Imp, et pourtant je n’ai pas été épargnée quant à la thématique de la santé mentale, des hantises qui prennent à l’occasion l’apparence de chimères. Superbe, l’écriture de Caítlin R. Kiernan retranscrit sans fausse note la psyché schizophrénique de sa narratrice, jusqu’au cœur de son épisode de décompensation (un bijou que ce chapitre !).

J’ai lu quelques retours concernant La fille qui se noie, il s’agit d’un roman qu’on adore ou qu’on déteste, visiblement. En ce qui me concerne, il avait tout pour me plaire. Ce fut une lecture hypnotique dans laquelle je me suis coulée au gré de l’évolution d’Imp. Son aspect décousu, car non linéaire, a été une invitation bienvenue pour moi qui aime particulièrement les romans dits exigeants, atypiques, portés par une voix singulière, d’autant plus lorsqu’ils sont inclusifs et traitent de la santé mentale, de l’art/la création, des démons intérieurs avec une touche de fantastique. Ici, s’ajoute même une larme ésotérique car certains passages et comportements d’Imp agissent comme de véritables incantations.

Parfois, les personnes hantées arrivent à un stade où, si elles ne réussissent pas à se débarrasser de leurs fantômes, ces derniers finissent par les détruire. Le pire, c’est que la plupart du temps, vouloir extirper le fantôme pour l’isoler et l’empêcher de nuire, ça ne marche pas. On ne parvient qu’à le propager, à en faire une copie, ou à en transmettre une part infinitésimale. Mais, pour l’essentiel, il est toujours là et n’est pas près de lâcher prise.

Caítlin R. Kiernan, La fille qui se noie, Éd. Albin Michel Imaginaire, 2023

Caítlin R. Kiernan, La fille qui se noie, Éditions Albin Michel Imaginaire, 11 octobre 2023

En bref

La fille qui se noie fut une lecture hypnotique dans laquelle je me suis coulée avec avidité. Roman gothique contemporain, la narration, superbe et sans fausse note, oscille entre l’autobiographie et le journal intime, sous le prisme neuro-atypique et artistique de la narratrice, Imp.

Imp est attachante et courageuse face à sa lutte contre la schizophrénie, face aux violences et horreurs qui jalonnent son parcours de vie. Entre enquête surnaturelle et quête de vérité, elle se lance dans la rédaction de son histoire de fantômes, avec une sirène et un loup.

Un régal et un coup de poing que je recommande vivement aux lecteurices d’Objets Littéraires Non Identifiés !

Caítlin R. Kiernan, La fille qui se noie, Éditions Albin Michel Imaginaire, 11 octobre 2023

Vous aimerez aussi :

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article